Pour la première fois, une étude de synthèse propose un modèle théorique complet décrivant les bases neurobiologiques des expériences de mort imminente. Elle s’appuie sur des résultats empiriques, physiologiques et psychologiques, tirés d’études cérébrales, de témoignages de survivants et de recherches portant sur certaines drogues psychédéliques. Les données suggèrent que des facteurs tels qu’une excitabilité neuronale accrue pourraient expliquer les expériences subjectives relatées par les patients.
Environ 5 à 10 % de la population générale affirme avoir vécu une expérience de mort imminente (EMI) à la suite d’événements potentiellement létaux : menaces physiques, pertes de connaissance ou consommation de drogues. D’après les psychologues, un biais de sélection pousserait les individus à privilégier les récits aux thématiques récurrentes, tandis que d’autres, plus rares, explorent des contenus absurdes ou angoissants.
Autrement dit, les EMI présentent une diversité de thèmes, leur contenu et leur interprétation étant façonnés par l’état psychologique et physiologique de l’individu. Parmi les motifs fréquemment décrits figurent la sensation de dissociation entre le corps et l’esprit, la vision de soi depuis un point de vue extérieur, la traversée d’un tunnel obscur menant vers une lumière vive, les rencontres avec des proches disparus ou des entités compatissantes, le défilement de sa vie en un éclair, ou encore une perception altérée du temps, tantôt ralentie, tantôt accélérée.
Globalement, ces expériences s’accompagnent d’un sentiment de paix et de bien-être, poussant certains neurobiologistes à soupçonner l’implication de neurotransmetteurs tels que la dopamine et les endorphines. Nombre de survivants décrivent en outre ces souvenirs avec une étonnante précision et un fort sentiment de réalisme, ce qui suggère l’intervention de mécanismes neurobiologiques complexes et interconnectés.
Mais les processus neuronaux à l’origine de ces phénomènes demeurent largement énigmatiques. Plusieurs théories ont été élaborées à partir de témoignages de survivants, d’expériences animales ou encore d’études sur des substances hallucinogènes. Une équipe de chercheurs de l’Université de Liège, en Belgique, affirme aujourd’hui avoir élaboré le premier modèle neuroscientifique complet – baptisé NEPTUNE (Théorie psychologique évolutive neurophysiologique pour la compréhension de l’expérience de mort imminente) – visant à expliquer les EMI.
« Nous avons trouvé une explication très solide à la génération d’une expérience aussi riche alors qu’une personne est réellement en crise », explique Charlotte Martial, co-auteure principale de l’étude, au Scientific American. Les résultats ont été publiés cette semaine dans la revue Nature Reviews Neurology.
Une cascade de stress physiologique suractivant certaines régions cérébrales
Pour bâtir leur modèle, Martial et ses collègues ont mené une revue exhaustive de la littérature consacrée aux EMI, incluant aussi bien des travaux scientifiques que des approches philosophiques. Ils y ont intégré des recherches sur les effets de substances psychédéliques ainsi que des études sur les activités cérébrales observées en fin de vie. Certains rapports avancent également que certaines personnes seraient naturellement prédisposées à vivre des EMI, comme les rêveurs lucides ou les sujets enclins aux intrusions de sommeil paradoxal, moment de transition entre l’éveil et le sommeil paradoxal.
Leurs analyses débouchent sur une hypothèse structurée, décrivant les conditions susceptibles d’induire les EMI. Lors d’un événement déclencheur, tel qu’un arrêt cardiaque, le corps serait soumis à une cascade de stress physiologique (hypoxie, hypotension systémique…) entraînant la suractivation de certains réseaux neuronaux. Ce processus déclencherait la surproduction de neurotransmetteurs spécifiques, provoquant de profonds bouleversements dans le fonctionnement cérébral.
L’équipe estime que cette cascade neurochimique pourrait être à l’origine d’expériences analogues aux EMI. Le souvenir souvent limpide qu’en gardent les survivants serait lié à trois neurotransmetteurs clés :
- l’acétylcholine, essentielle à la mémoire, l’attention et l’apprentissage.
- la noradrénaline, impliquée dans la réponse de fuite ou de combat, l’attention et la consolidation des souvenirs.
- le glutamate, également fondamental dans l’apprentissage et la mémoire.
Cette hypothèse vient nuancer des spéculations antérieures, selon lesquelles un neurotransmetteur encore inconnu – se fixant sur les mêmes récepteurs que la kétamine – pourrait induire les EMI en provoquant une dissociation entre le corps et l’esprit. Or, ces récepteurs jouent aussi un rôle dans la mémoire, et leur inhibition aurait logiquement dû empêcher toute remémoration.
« Plutôt que de supposer l’existence d’une substance neurochimique inconnue, nous proposons que les EMI résultent de perturbations qui surviennent naturellement en réponse à des événements mettant la vie en danger », explique Nicolas Lejeune, co-auteur de l’étude.
Quant à la sensation de bien-être souvent associée aux EMI, les chercheurs l’attribuent à l’activation des récepteurs sérotoninergiques, à l’augmentation des endorphines (responsables de l’euphorie) et du GABA, neurotransmetteur clé dans la modulation de l’activité neuronale. En particulier, l’activation excessive des récepteurs 5-HT2A par la sérotonine jouerait un rôle dans la genèse d’hallucinations. Une libération accrue de dopamine pourrait également participer à l’altération de l’expérience visuelle et renforcer le sentiment de réalisme fréquemment rapporté.
Un mécanisme d’adaptation passif ?
Les auteurs suggèrent que les EMI pourraient constituer un mécanisme d’adaptation passif, inscrit dans l’évolution de notre cerveau, et destiné à favoriser la survie lors de situations extrêmes. Cette hypothèse rejoint d’autres travaux qui avancent qu’il pourrait s’agir d’une version humaine de la simulation de mort, un comportement défensif observé chez plusieurs espèces, qui consiste à feindre l’inertie pour échapper à un prédateur.
Toutefois, malgré l’ambition et la cohérence du modèle, celui-ci ne permet pas encore d’élucider tous les aspects des EMI. L’équipe reconnaît, par exemple, ne pas être en mesure d’expliquer certains éléments, tels que la réminiscence de souvenirs anciens ou la sensation d’avoir franchi un point de non-retour.
Des recherches empiriques supplémentaires seront nécessaires pour identifier précisément les zones cérébrales à l’origine des neurotransmetteurs impliqués. « Notre modèle NEPTUNE, bien que théorique à l’heure actuelle, fournit une base pour la prochaine phase de recherche, qui impliquera des tests empiriques de chaque mécanisme », concluent les auteurs.