Dans un quartier de Memphis déjà éprouvé par les ravages de la pollution industrielle, l’arrivée du supercalculateur Colossus, déployé par xAI — la société d’intelligence artificielle d’Elon Musk — suscite de vives préoccupations. Si cette infrastructure reflète l’ambition de l’entrepreneur dans la course vers l’intelligence artificielle générale, elle cristallise également une controverse grandissante. En cause : l’utilisation présumée illégale de générateurs fonctionnant au méthane, qui aggraverait la situation environnementale d’un territoire déjà fragilisé.
D’après des images de surveillance aérienne obtenues par le Southern Environmental Law Center, l’entreprise aurait recours à 35 turbines au méthane pour alimenter ses installations, soit plus du double des 15 unités pour lesquelles une demande de permis avait été déposée en janvier. Ces générateurs, tournant en continu, pourraient produire jusqu’à 420 mégawatts d’électricité — une capacité suffisante pour alimenter une ville entière, selon les experts en énergie.
« Je me tiens ici aujourd’hui car nous avons découvert que xAI fait fonctionner 35 turbines à méthane », a déclaré KeShaun Pearson, directeur de l’association Memphis Community Against Pollution, lors d’une réunion du conseil des commissaires du comté de Shelby, selon The Guardian. « Ils n’ont pourtant obtenu un permis que pour 15 turbines auprès du service de santé du comté. Les autres opèrent en toute illégalité », a-t-il dénoncé.
Un projet d’une ampleur exceptionnelle
Mis en service en septembre dernier, le supercalculateur Colossus constitue l’une des infrastructures les plus imposantes jamais construites pour l’intelligence artificielle. Équipé de plus de 200 000 GPU Nvidia, avec l’objectif d’atteindre à terme le cap du million d’unités de traitement, ce dispositif vise à former des modèles de langage d’une puissance sans précédent, notamment la série Grok développée par xAI.
L’installation s’étend sur l’équivalent de treize terrains de football. Elon Musk a d’ores et déjà annoncé de futures phases d’expansion. Le cœur technologique du site repose sur des serveurs Supermicro à refroidissement liquide, connectés via le réseau haute performance Nvidia Spectrum-X, garant d’une latence minimale pour le traitement des volumes massifs de données.
Mais au-delà de l’admiration que suscitent ces prouesses technologiques, c’est surtout leur empreinte écologique qui inquiète. L’entreprise Memphis Light, Gas and Water (MLGW) anticipe une consommation de près de 4 millions de litres d’eau par jour et une demande énergétique culminant à 150 mégawatts — soit l’équivalent de la consommation annuelle de 100 000 foyers.
Cette intensité énergétique s’inscrit dans une tendance alarmante : selon une analyse de Goldman Sachs, une simple requête sur ChatGPT consommerait près de dix fois plus d’électricité qu’une recherche classique sur Google. Or, aux États-Unis, la majeure partie de cette énergie provient encore des énergies fossiles, aggravant d’autant les dérèglements climatiques.
Confronté aux lenteurs administratives et à la saturation du réseau électrique civil, Elon Musk aurait tiré parti d’une faille réglementaire locale. Celle-ci autoriserait, semble-t-il, l’utilisation temporaire de générateurs tant qu’ils ne demeurent pas installés au même emplacement pendant plus de 364 jours consécutifs.
Des populations vulnérables en première ligne
Les conséquences de cette implantation sont particulièrement préoccupantes pour les habitants des quartiers environnants. Dans un rayon de deux à trois kilomètres, plusieurs zones résidentielles sont déjà exposées à une forte pollution industrielle. Un rapport de ProPublica signale que le taux de cancer dans cette région est quatre fois supérieur à la moyenne nationale, avec une prévalence accrue de l’asthme et une espérance de vie notablement réduite.
Historiquement, ce secteur plat et bas a toujours été voué à l’implantation de complexes industriels de grande envergure, un héritage qui continue de marquer les sols, les nappes phréatiques et l’air ambiant par la présence de substances toxiques comme l’oxyde d’éthylène ou l’arsenic.
Dans une lettre adressée au ministère de la Santé, le Southern Environmental Law Center a réclamé une injonction d’urgence contraignant xAI à cesser — ou au minimum suspendre — l’usage de ces 35 générateurs. L’organisation demande également l’imposition d’une amende quotidienne de 25 000 dollars (environ 22 000 euros) pour chaque jour de non-conformité à la législation sur la qualité de l’air.
Lors de la réunion des commissaires du comté, tenue mercredi dernier, le représentant de xAI, Brent Mayo, était notablement absent, bien qu’invité à trois reprises par la présidente de la commission. La chambre de commerce locale, partenaire de xAI, a pour sa part affirmé que l’entreprise n’avait jamais reçu ces invitations par courriel.
Pendant ce temps, l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) reste silencieuse. Depuis octobre, aucune déclaration n’a été émise. Ce mutisme pourrait s’expliquer par la crise interne que traverse l’agence, fragilisée par la menace de licenciement pesant sur plus de 1 100 de ses chercheurs, dans le cadre d’une réorganisation fédérale qui prévoit notamment la suppression de son bureau de recherche et développement.
Dans ce contexte incertain, la résistance à la stratégie d’expansion rapide de l’entreprise technologique repose désormais sur les épaules des communautés locales. Celles-ci tentent, tant bien que mal, de faire entendre leur voix face à la puissance d’un acteur industriel aux ambitions mondiales.