Les chercheurs ont toujours assimilé le processus de brouillage de l’information dans les trous noirs à la limite ultime du comportement de la mécanique quantique. Autrement dit, chaque bit de donnée quantique serait en quelque sorte brouillé. Cependant, de nouvelles recherches menées par Peter Wolynes de l’Université Rice et ses collaborateurs de l’Université de l’Illinois remettent en question cette notion. En explorant la dynamique quantique des réactions chimiques et le brouillage d’informations des trous noirs, ces experts ont découvert des liens inattendus entre ces deux domaines en apparence très éloignés. Leur étude a notamment montré pour la première fois que les réactions moléculaires peuvent brouiller l’information quantique, à l’instar des trous noirs.
« Le brouillage de l’information quantique est un aspect fascinant à la fois des trous noirs et des réactions chimiques, où les informations sur l’état initial des particules sont perdues ou dispersées de manière si complète qu’elles ne peuvent pas être récupérées directement », explique Peter Wolynes, le chimiste théoricien qui a dirigé l’étude. Pour mener à bien cette dernière, ses collègues et lui ont appliqué des concepts mathématiques issus de la physique des trous noirs et de la chimie théorique. Leur objectif était d’explorer la rapidité ainsi que l’efficacité avec lesquelles les informations quantiques se mélangent et sont dispersées pendant une réaction chimique. Les résultats ont été publiés dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences.
Selon Wolynes, les molécules peuvent être aussi redoutables dans le brouillage de l’information quantique que les trous noirs dans certaines conditions. Pour arriver à de telles conclusions, l’équipe a utilisé des «corrélateurs d’ordre hors temps», ou OTOC (un outil mathématique développé dans le but d’analyser le comportement des électrons dans les supraconducteurs lorsqu’ils sont affectés par les perturbations dues à une impureté). Les OTOC sont utilisés depuis les années 1990 par les physiciens pour étudier les trous noirs et la théorie des cordes, déclare Wolynes dans un communiqué de l’Université Rice. En effet, les OTOC permettent en quelque sorte de mesurer le chaos quantique.
Degré d’implication des OTOC
Les OTOC permettent de quantifier à quel point un système quantique peut être sensible aux perturbations appliquées à un certain moment dans le temps. Ils mesurent essentiellement l’étendue et la rapidité avec lesquelles les informations se propagent dans une molécule, reflétant ainsi le processus observé dans les trous noirs. « L’augmentation d’une valeur OTOC au fil du temps indique une transition rapide vers le caractère aléatoire au sein du système quantique, semblable à la nature imprévisible des systèmes chaotiques en mécanique classique », a déclaré Martin Gruebele, chimiste à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign et co-auteur de l’étude.
Suite à l’utilisation des OTOC, les chercheurs ont pu démontrer leur hypothèse. Pour ce faire, ils ont d’abord montré que dans les réactions chimiques à basse température où l’effet de tunnel quantique est important, les molécules brouillent les informations aussi rapidement que les limites théoriques le permettent. Cette découverte a des implications profondes pour l’étude de la dynamique des réactions. Dans cette même lancée, elle pourrait aider les chimistes à développer une façon plus pertinente de contrôler et d’exploiter les réactions chimiques, afin d’obtenir des résultats plus prévisibles.
De son côté, Nancy Makri, chimiste à l’Université de l’Illinois qui a contribué à l’étude, a poussé la recherche un peu plus loin. Elle a appliqué des méthodes d’intégration pour examiner le comportement des réactions chimiques quand celles-ci étaient intégrées à des systèmes moléculaires. « Nous avons découvert que des environnements plus vastes ont tendance à stabiliser le système, réduisant ainsi l’effet de brouillage observé dans les réactions isolées », a constaté Makri. « Nous avons ainsi calculé l’OTOC pour un système de tunnel interagissant avec un vaste environnement, et ce que nous avons constaté, c’est que le brouillage était atténué – un grand changement dans le comportement », poursuit-elle.
Ces conclusions pourraient jouer un rôle clé dans la compréhension des interactions moléculaires dans différents contextes ainsi que leur impact sur la dynamique des réactions chimiques. Et au-delà de l’intérêt théorique, au niveau applicatif, notamment dans le développement d’ordinateurs quantiques, elles pourraient aider les scientifiques à concevoir des qubits qui minimisent les pertes d’information. On pourrait également s’attendre à ce que les résultats de cette étude soient exploités pour influencer la conception de nouveaux matériaux comme les pérovskites (utilisés notamment dans les cellules solaires).