Alors que l’on pensait qu’un niveau élevé de CO2 dans l’atmosphère stimule la croissance des arbres, une nouvelle étude montre qu’une trop forte concentration peut au contraire freiner leur développement. Une expérience menée dans une forêt d’eucalyptus en Australie révèle qu’à mesure que les niveaux de CO2 augmentent, le phosphore produit par le microbiome du sol diminue — ce qui entrave la croissance optimale des arbres et limite ainsi leur capacité à séquestrer le carbone.
Le phosphore est un macronutriment essentiel à toute forme de vie sur Terre. Chez les plantes, il régule la croissance et le métabolisme après avoir été transformé par le microbiome du sol. Ce dernier tire notamment le phosphore de la décomposition des matières organiques, puis le convertit en une forme pouvant être absorbée et assimilée par les racines des plantes.
Cependant, les archives géologiques ont montré que la quantité de phosphore disponible dans le sol diminue au fil des éons. De plus, le développement des écosystèmes naturels a contribué à l’accumuler au niveau de réservoirs à rotation lente (qui ne peuvent pas être rapidement recyclés) tels que le bois et la matière organique dans le sol. Cela signifie que la proportion directement disponible dans le sol diminue au fil du temps, ce qui, à son tour, limite la productivité de la végétation à fournir des services écosystémiques.
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On estime qu’environ un tiers à la moitié de la végétation terrestre est affectée par cette pénurie de phosphore, surtout les forêts tropicales et subtropicales. Les forêts basées sur des sols anciens, tels que ceux d’Australie, y sont aussi particulièrement vulnérables. Selon David Ellsworth, du Western Sydney University, en Australie, « le climat, l’activité biologique intense et la géologie très ancienne de l’Australie et de certaines parties des tropiques ont pour résultat que les sols sont souvent dépourvus de nutriments dérivés des roches comme le phosphore ».
D’un autre côté, il est généralement admis qu’une concentration plus élevée de CO₂ dans l’atmosphère stimule la croissance des plantes en favorisant la photosynthèse. Cependant, cet effet fertilisant n’est valable que dans une certaine mesure. De précédentes études ont notamment montré que certains arbres forestiers ne présentaient aucune croissance supplémentaire en étant exposés à des niveaux relativement élevés de CO₂. Ellsworth et ses collègues soupçonnent que cela est dû à la faible disponibilité du phosphore dans le sol. Cet élément chimique est en effet impliqué dans l’assimilation du carbone par les plantes.
Les chercheurs ont ici exploré leur hypothèse dans le cadre d’une étude récemment publiée dans la prestigieuse revue Nature. « Un aperçu de la manière dont un élément nutritif important circule dans un écosystème forestier contribue à comprendre pourquoi nous n’observons pas de croissance supplémentaire dans des conditions de CO₂ élevé et dans les sols pauvres en phosphore », explique Kristine Crous, coauteure principale de l’étude.
Un phénomène dû à la «sur-absorption» du phosphore par le microbiome du sol
Pour réaliser leur expérience, les chercheurs ont utilisé les données du projet Eucalyptus Free Air CO2 Enrichment (EucFACE). Mis en œuvre dans une forêt d’eucalyptus centenaires pouvant atteindre 25 mètres de haut et située dans la plaine de Cumberland, à Sydney, il s’agit du plus grand projet de recherche sur le changement climatique en Australie.
Les arbres ont été exposés à des niveaux de CO2 comparables à ceux attendus pour l’année 2050, selon les modélisations climatiques actuelles. Pour ce faire, le CO2 a été projeté à l’aide de longs tuyaux suspendus à travers les branches et contrôlés à distance par ordinateur. Pendant 6 ans, les experts ont surveillé les effets sur les arbres, le sol et l’écosystème dans son ensemble. Un échantillonnage approfondi du phosphore dans toutes les parties de l’écosystème a également été effectué, en retraçant son parcours depuis le sol jusqu’aux arbres.
L’équipe a constaté qu’à partir du moment où le taux de CO2 était très élevé, les microorganismes du sol ne libéraient plus suffisamment de phosphore, ce qui a limité la croissance des arbres. « Nous le savons depuis un certain temps, mais ce qui est unique ici, c’est que cela se produit parce que les microbes présents dans le sol retiennent le phosphore pour leur propre métabolisme, laissant les eucalyptus avec une nutrition limitée », indique Crous. En d’autres termes, le microbiome du sol avait besoin de davantage de phosphore et a augmenté sa capacité d’absorption, entrant ainsi en compétition avec les arbres.
Cet effet se produisait même quand les arbres essayaient de « négocier » en libérant plus de carbone pour nourrir les microbes dans le sol. D’un autre côté, les arbres peuvent recycler le phosphore en absorbant la moitié contenue dans leurs feuilles avant que celles-ci ne tombent naturellement. De plus, les plantes indigènes (d’Australie) telles que les eucalyptus sont réputées pour leur capacité accrue à extraire le phosphore du sol. Cependant, ces alternatives de résilience n’étaient toujours pas suffisamment efficaces pour favoriser leur croissance dans les conditions de l’expérience.
Cette découverte suggère que dans les décennies à venir, les arbres ne seront plus en mesure de limiter le réchauffement si les concentrations atmosphériques de CO2 deviennent trop élevées. « C’est une nouvelle alarmante, car selon les projections actuelles, la croissance des forêts est censée limiter les impacts du réchauffement climatique », ont écrit les chercheurs dans un article publié dans The Conversation. Cela impliquerait en outre que la tendance de réchauffement à venir pourrait être plus élevée qu’on le pense. La plupart des modèles ne prennent pas en compte la disponibilité des nutriments et pourraient ainsi surestimer l’efficacité des écosystèmes à séquestrer du carbone.
Toutefois, davantage de recherches sont nécessaires afin de confirmer si ces résultats peuvent être transposés à d’autres types d’écosystèmes forestiers. D’autres équipes effectuent actuellement des études dans ce sens, en reproduisant par exemple le protocole expérimental dans une partie de la forêt amazonienne.