Au cours d’une intervention chirurgicale, les anesthésiologistes utilisent différents médicaments (selon le type d’anesthésie) pour provoquer une perte de conscience. Dans le cadre d’une anesthésie générale, le propofol (2,6 di-isopropylphénol) est le plus souvent utilisé pour son action rapide. Cependant, son mécanisme d’action demeure partiellement incompris. C’est ce qui a récemment conduit des neuroscientifiques du MIT à l’examiner de plus près. Leur étude, publiée dans la revue Neuron, révèle que le propofol induit une perte de conscience en perturbant la capacité normale du cerveau à reprendre le contrôle des neurones hautement excitables.
Les effets anesthésiques du propofol sont provoqués, selon nos connaissances actuelles, par la modulation de la fonction inhibitrice du neurotransmetteur GABA, qui lui, est activé par la fixation du récepteur GABAA. Ensuite, le propofol agit en réduisant le débit sanguin cérébral ainsi que la pression intracrânienne.
Cependant, en utilisant une nouvelle technique d’analyse de l’activité neuronale, des neuroscientifiques du Massachusetts Institute of Technology (MIT) ont fait une découverte surprenante. Au lieu de stabiliser l’activité neuronale, le médicament rend l’activité cérébrale de plus en plus instable, jusqu’à ce que le cerveau perde connaissance et se retrouve dans un état d’insensibilité.
« Le cerveau doit fonctionner sur le fil du couteau, entre excitabilité et chaos. Il doit être suffisamment excitable pour que les neurones s’influencent les uns les autres, mais s’il devient trop excitable, il sombre dans le chaos », explique dans un communiqué du MIT Earl K. Miller, professeur de neurosciences à Picower et membre du Picower Institute for Learning and Memory du MIT. « Le propofol semble perturber les mécanismes qui maintiennent le cerveau dans cette plage de fonctionnement étroite », a ajouté Miller.
Pour parvenir à cette découverte, l’équipe a réalisé des expériences sur un couple de macaques rhésus (Macaca mulatta). Ils ont évalué l’évolution de l’activité cérébrale des singes à partir du moment où ces derniers ont reçu chacun une dose de propofol (injecté par voie intraveineuse). Avec des centaines d’électrodes placées sur les deux animaux, l’activité électrique dans quatre zones de leur cerveau a été enregistrée. Ils ont été placés en observation pendant soixante minutes, au cours desquelles ils ont progressivement perdu connaissance.
Adam Eisen, étudiant diplômé du MIT, Leo Kozachkov, postdoctorant au MIT ainsi que les auteurs principaux Miller et Ila Fiete, ont par la suite analysé les données enregistrées. Comme les enregistrements n’ont pu couvrir qu’une infime partie de l’ensemble de l’activité cérébrale, les chercheurs ont utilisé une nouvelle méthode appelée « intégration retardée ». Ainsi, ils ont pu quantifier la stabilité de l’activité cérébrale des animaux et ont alors constaté un élément troublant.
En règle générale, bien que l’activité cérébrale augmente lorsque le cerveau reçoit des informations, elle se stabilise rapidement. Toutefois, après que les singes ont reçu une injection de propofol, leur activité cérébrale a mis plus de temps à revenir à la normale. Selon les chercheurs, ce qui était cependant étonnant, c’est qu’au fur et à mesure que l’anesthésie prenait place, l’activité cérébrale devenait de plus en plus excitable, jusqu’à ce que les singes finissent par perdre connaissance.
Face à ces résultats, les scientifiques ont émis l’hypothèse que le propofol interfère avec la « stabilité dynamique » du cerveau. Ils ont entre autres suggéré que la modulation du neurotransmetteur GABA, qui entraîne une perte d’inhibition, est la cause de l’instabilité croissante de l’activité cérébrale. D’après eux, c’est comme si le système se déclenchait tout seul en faisant barrage au cerveau dans son processus de traitement des informations.
Vers une meilleure compréhension du fonctionnement des anesthésiques
Pour pousser leur étude un peu plus loin, les neuroscientifiques ont cherché à reproduire le même effet dans un modèle informatique. Ils ont alors créé un réseau neuronal simplifié pour réaliser une expérience de simulation. Une fois qu’ils ont augmenté l’inhibition de certains nœuds du réseau, de la même manière que le fait le propofol, l’activité du réseau est devenue instable. Les résultats étaient semblables à ce qu’ils ont observé dans le cerveau des macaques ayant reçu du propofol.
« Nous avons examiné un modèle de circuit simple composé de neurones interconnectés et lorsque nous avons constaté une inhibition, nous avons aussi vu une déstabilisation. Ainsi, l’une des choses que nous suggérons est qu’une augmentation de l’inhibition peut générer une instabilité, et cela est ensuite lié à une perte de conscience », explique Eisen.
Bien que ces résultats suggèrent que le propofol neutralise la fonction des neurotransmetteurs inhibiteurs, une recherche antérieure a révélé des effets opposés dans le cadre de l’usage d’un autre médicament anesthésique. Il a été constaté au cours de l’expérience que les neurones excitateurs étaient pris pour cible. Cependant, cette différence peut s’expliquer par le fait que les recherches étaient basées sur l’isoflurane, un sédatif inhalé, tandis que le propofol est injecté.
Quoi qu’il en soit, la prochaine étape pour les chercheurs est d’appliquer leur technique de mesure de la stabilité dynamique aux troubles neuropsychiatriques. « Cette méthode est assez puissante, et je pense qu’il sera très excitant de l’appliquer à différents états cérébraux, à différents types d’anesthésiques, ainsi qu’à d’autres troubles neuropsychiatriques comme la dépression et la schizophrénie », conclut Fiete.