En effectuant une série d’expériences où ils jouaient à cache-cache avec l’un d’entre eux, des chercheurs ont pour la première fois démontré que les bonobos pouvaient suivre mentalement ses soigneurs, même lorsqu’ils étaient hors de vue. Il pouvait reconnaître les humains qui lui sont familiers uniquement à l’aide de leur voix et suivre mentalement leurs déplacements dans l’environnement – un aspect essentiel de la cognition sociale jusqu’ici jamais testé chez les grands singes et que l’on croyait spécifique aux humains.
Les environnements sociaux sont jalonnés de nombreux défis cognitifs pour les animaux sociaux. Ils sont notamment composés de nombreux individus (familiers ou non) agissant chacun en fonction de ses propres objectifs et de ses liens avec ses congénères. Il est suggéré que l’intelligence sociale, ou la capacité à évoluer au sein de ces environnements sociaux dynamiques, crée une forme de pression sélective favorisant des mécanismes cognitifs spécifiques aux animaux sociaux.
Chez les humains, cela se manifeste par exemple par le suivi mental. Nous sommes capables de suivre intuitivement le déplacement des autres dans l’environnement. Par exemple, si nous sommes à la maison avec notre partenaire ou une autre personne, nous pouvons savoir lorsqu’il quitte une pièce sans nécessairement voir directement l’action de nos propres yeux. Autrement dit, nous conservons mentalement des informations sur ses déplacements.
Les grands singes, comme les bonobos (Pan paniscus) et les chimpanzés (Pan troglodytes), vivent au sein d’environnements complexes où les membres de leurs groupes peuvent souvent se déplacer hors de leur champ de vision. En tant qu’animaux sociaux et plus proches parents des humains, ils pourraient donc, eux aussi, disposer de la capacité à suivre mentalement les déplacements de leurs congénères.
Une aptitude jusque-là attribuée seulement aux humains
Des recherches antérieures ont montré que les bonobos et les chimpanzés peuvent reconnaître les visages et les voix de leurs congénères même après plusieurs années de séparation. Les chimpanzés ont aussi reconnu des humains qui leur sont familiers même lorsque ceux-ci étaient masqués. Des travaux sur le terrain ont en outre suggéré que les grands singes peuvent suivre mentalement leurs congénères.
Cependant, la capacité de suivi mental chez les grands singes n’a jusqu’ici pas été démontrée expérimentalement. La récente étude – parue dans Proceedings of the Royal Society B. – est la première à mettre en évidence cette capacité dans un environnement contrôlé, à l’aide d’expériences avec un bonobo.
« Si les humains sont capables de se déplacer dans le monde social, c’est en partie grâce à leur capacité à cartographier avec souplesse la localisation et l’identité des agents qui les entourent », expliquent les auteurs dans leur document. « Si des études de terrain suggèrent que les primates peuvent suivre leurs congénères individuellement, des expériences contrôlées sont nécessaires pour déterminer la complexité de cette capacité et isoler les représentations sous-jacentes », indiquent-ils.
La recherche – dirigée par une équipe de l’Université Johns Hopkins – visait à répondre aux questions clés sur la manière dont les primates parviennent à suivre mentalement leurs congénères ou leurs soigneurs. « Les gens pensent que l’intelligence sociale est quelque chose qui rend les humains uniques – que, parce que nous devons gérer tant de relations différentes, nous pourrions avoir une gamme d’outils cognitifs pour le faire que l’on ne trouve que chez les espèces ultra-sociales comme les humains », explique dans un billet de blog de l’université, Chris Krupenye, le coauteur principal de l’étude.
« Mais la plupart d’entre nous qui étudions les singes avons la ferme intuition que, puisque le monde social est si important pour eux aussi, ils doivent, comme les humains, suivre ces partenaires sociaux essentiels. Ils doivent partager avec nous au moins les fondements de notre riche intelligence sociale », suggère-t-il.
Au cours de l’une des expériences, un bonobo célèbre, prénommé Kanzi – déjà connu depuis plusieurs décennies pour ses aptitudes remarquables en matière de communication –, devait reconnaître deux soignants qui lui étaient familiers lorsque ceux-ci se cachaient derrière des barrières. L’expérimentateur montrait ensuite une photo du soignant et demandait au singe de lui indiquer derrière quelle barrière il se trouvait. Ce test a été répété et alterné plusieurs fois. Kanzi a rapidement compris l’objectif du test et l’a réussi avec une grande précision, selon les chercheurs.

La seconde partie de l’expérience consistait à déterminer si Kanzi pouvait connaître l’emplacement des soignants uniquement au son de leurs voix. Pour ce faire, les soignants se plaçaient à nouveau derrière les barrières, mais cette fois, Kanzi ne pouvait voir derrière laquelle. Une fois cachés, ils l’appelaient en disant « Hi Kanzi ! » afin de lui indiquer vocalement où ils se trouvaient. L’expérimentateur demandait ensuite au singe où le soigneur se cachait en lui indiquant sa photo.
« Ici aussi, il a obtenu des résultats exceptionnels, particulièrement bons avec l’un de ses deux soignants », a affirmé Luz Carvajal, l’auteur principal de l’étude. « Il a la capacité d’utiliser sa voix comme marqueur d’identité. Ce visage correspond à cette voix », ajoute-t-il, une capacité cognitive jusqu’ici jamais testée chez les bonobos.
Vers une meilleure compréhension de la mémoire sociale des primates
D’après les experts, même si Kanzi a commis quelques erreurs au cours des essais, les résultats démontrent globalement une capacité à suivre mentalement l’emplacement de plusieurs personnes simultanément. « À travers ces études, les résultats suggèrent que Kanzi a une mémoire de ces individus qui rassemble leurs identités vocales et visuelles : qui ils sont, à quoi ils ressemblent et où ils se trouvent dans l’espace », indique Krupenye.
La prochaine étape de l’étude consistera à évaluer le nombre limite d’individus que les singes peuvent suivre mentalement de manière simultanée, ainsi que la durée de leur mémorisation. « Ces animaux sont riches et complexes. Même si nous souhaitons simplement mieux nous comprendre, il est urgent de mener ce travail et de sauver cette espèce menacée », conclut l’expert.
Vidéo montrant une partie des expériences avec Kanzi :