Une étude d’imagerie réalisée sur des personnes amputées des bras révèle que la carte cérébrale du corps reste remarquablement stable même après des années. Cela remet en question l’idée de longue date selon laquelle cette carte cérébrale se réorganise complètement après la perte d’un membre pour compenser les parties manquantes. Cette découverte pourrait avoir d’importantes implications pour le développement des prothèses et des traitements contre la douleur des « membres fantômes ».
Le cortex somatosensoriel primaire (S1) est depuis longtemps connu pour sa carte corporelle très détaillée. Il régit notamment la sensation des membres et d’autres parties du corps. Il existe une théorie ancienne selon laquelle il se réorganise complètement à la suite d’une amputation en s’étendant dans la zone corticale avoisinant celle qui contrôlait auparavant ce membre.
Des expériences sur des singes ont par exemple montré qu’après une amputation, la région correspondante dans la carte S1 répondait aux signaux des parties corticales voisines, comme celles du visage. Des études d’imagerie sur des humains amputés ont également suggéré une redistribution des ressources corticales pour « compenser » les membres manquants. Cela a fait de la région S1, depuis plusieurs décennies, un terrain privilégié pour l’étude de la réorganisation corticale.
Cependant, de récentes études ont remis en question cette hypothèse, en faisant état de patients amputés rapportant toujours ressentir leurs membres manquants même des années après l’amputation. Ce phénomène, surnommé « syndrome du membre fantôme », semble engager des schémas neuronaux similaires à ceux d’individus valides. Les sensations fantômes rapportées étaient représentées sous la forme de signaux neuronaux intacts, comme si le membre amputé était toujours présent.
Un débat de longue date sur la plasticité cérébrale
Cela a nourri un débat persistant quant à la question de savoir si l’amputation déclenche ou non une réorganisation corticale à grande échelle. Certains chercheurs ont également suggéré que les deux points de vue ne sont pas conceptuellement exclusifs, c’est-à-dire que la stabilité et la réorganisation corticale pourraient coexister.
La récente étude codirigée par l’Université de Cambridge, au Royaume-Uni, pourrait peut-être clore le débat en révélant une étonnante stabilité de la région S1, des années après une amputation. « Presque tous les neuroscientifiques ont appris dans leurs manuels que le cerveau a la capacité de se réorganiser, et cela est démontré par des études sur des personnes amputées », explique Tamar Makin, co-auteure principale de l’étude et neuroscientifique cognitive à l’Université de Cambridge, dans la revue Nature. Mais « les manuels peuvent se tromper. Nous ne devons rien tenir pour acquis, surtout en matière de recherche sur le cerveau », ajoute-t-elle.
L’hypothèse des chercheurs repose sur les rapports de patients amputés indiquant toujours avoir des sensations fantômes, ce qui remet en cause l’idée d’une réorganisation corticale systématique. « Ils disaient : « je sens encore le membre, je peux encore bouger les doigts d’une main que je n’ai plus depuis des décennies » », explique Hunter Schone, neuroscientifique à l’Université de Pittsburgh (Pennsylvanie) et auteur principal de l’étude.
Des cartes cérébrales plus stables que prévu
Pour explorer leur hypothèse, les neuroscientifiques ont suivi trois personnes devant subir une amputation d’un bras, sur une période allant jusqu’à cinq ans. Les patients ont bénéficié d’une imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) afin de cartographier les représentations corticales de leur corps avant et après l’amputation. D’après les chercheurs, il s’agit de la première étude à réaliser ce type de cartographie longitudinale.
Avant l’amputation, les participants ont été invités à effectuer divers mouvements – tapotement des doigts, pincement des lèvres, fléchissement des orteils – pendant qu’ils étaient placés dans le scanner à IRMf. Cela a permis de créer une carte corticale des régions qui percevaient le bras à amputer.



Les neurones avoisinant la région corticale correspondant au bras – tels que ceux traitant les sensations dans les lèvres – ont également été cartographiés afin de détecter une éventuelle redistribution après l’amputation. Puis, après l’opération, les participants ont été invités à répéter les mêmes mouvements avec leurs membres fantômes.
Les résultats, publiés dans la revue Nature Neuroscience, ont révélé que la représentation cérébrale du corps des patients est restée stable et non réorganisée après l’amputation. La carte corticale du bras manquant présentait toujours une activité similaire à celle observée avant l’intervention, même cinq ans plus tard. Les schémas d’activité corticaux n’indiquaient pas non plus que ceux représentant les lèvres se soient déplacés, une conclusion qui contredit les observations de travaux antérieurs.
Selon les chercheurs, ces résultats constituent une preuve directe solide indiquant que la cartographie corporelle reste stable même après la perte d’un membre. Ils pourraient avoir des implications dans le développement d’interfaces cerveau-ordinateurs implantées dans la région S1 et destinées à contrôler des prothèses. Ces données pourraient aussi expliquer pourquoi les traitements actuels visant à inverser les « douleurs fantômes » ont une efficacité limitée et pourraient déboucher sur de nouvelles stratégies thérapeutiques.