En analysant l’ADN extrait de dents de soldats tombés de l’armée de Napoléon, des chercheurs ont détecté des traces de fièvre entérique et de fièvre récurrente qui expliqueraient probablement la chute prématurée de l’armée en 1812. Alors qu’on pensait initialement que la troupe avait été décimée par le typhus, l’équipe n’en a détecté aucune trace dans l’ADN ancien analysé. Cela ouvre une nouvelle perspective pour la résolution d’une énigme vieille de 200 ans.
En juin 1812, Napoléon Bonaparte, alors empereur de France, rassembla une armée de 500 000 à 600 000 soldats pour envahir la Russie. Mais, arrivées à Moscou, les forces ont décidé de se retirer sans avoir vaincu l’armée russe et se sont retrouvées isolées dans une ville en grande partie réduite en ruines par les incendies. Elles ont établi des campements d’hiver le long de la frontière polonaise en octobre de la même année. La retraite de l’armée s’étala entre le 19 octobre et le 14 décembre 1812, période au cours de laquelle elle perdit la quasi-totalité de ses hommes.
La cause de cette hécatombe demeure une énigme de longue date. Selon les historiens, les pertes infligées par les combats ne suffiraient pas, à elles seules, à expliquer la disparition de près de 300 000 soldats. Il est admis que le froid glacial, la famine et les maladies ont conjugué leurs effets pour provoquer la débâcle.
J. R. L. de Kirckhoff, médecin de la campagne de Russie, a rédigé un ouvrage décrivant les maladies ayant frappé les troupes. Il y rapporte des cas de typhus, de diarrhée, de dysenterie, de fièvres, de pneumonie et de jaunisse. D’autres médecins et officiers ont formulé des observations similaires, notamment sur le typhus, surnommé « fièvre des camps » en raison de sa fréquence dans les armées.
L’hypothèse du typhus a été renforcée par des analyses ultérieures faisant état de la présence de poux de corps – principaux vecteurs de la maladie – parmi les restes de soldats qui ont péri en décembre 1812 à Vilnius, en Lituanie, sur la route de retraite de l’armée depuis la Russie.
Des analyses PCR (Polymerase Chain Reaction) ont également mis en évidence la présence d’ADN de Rickettsia prowazekii, la bactérie responsable du typhus, et Bartonella quintana, responsable de la fièvre des tranchées, chez certains individus. Cependant, la technologie PCR repose sur l’amplification de courts fragments d’ADN, ce qui la rend particulièrement sensible aux contaminations environnementales. Elle n’offrirait donc pas une résolution suffisante pour confirmer sans ambiguïté la présence de ces agents pathogènes dans l’armée napoléonienne.
Les véritables coupables : la fièvre entérique et fièvre récurrente ?
Une équipe de paléogénomiciens, codirigée par l’Université Paris Cité, a utilisé une technique d’analyse d’ADN ancien de pointe permettant d’identifier avec davantage de précision les pathogènes susceptibles d’avoir contribué à la chute de la Grande Armée. « L’ADN ancien est fortement dégradé, en fragments trop petits pour que la PCR fonctionne. Notre méthode permet d’élargir le champ d’application et de capturer un plus grand nombre de sources d’ADN grâce à ces séquences anciennes très courtes », explique, dans un communiqué, Nicolás Rascovan, de l’Institut Pasteur et de l’Université Paris Cité.
Rascovan et ses collègues ont extrait et séquencé l’ADN ancien des dents de treize soldats enterrés dans une fosse commune de Vilnius, afin de déterminer s’ils étaient morts du typhus ou d’une autre maladie. Les documents historiques suggèrent qu’ils ont succombé à des maladies infectieuses.

(B) Carte géographique de l’Europe montrant l’emplacement et la datation du site archéologique de Vilnius, en Lituanie, à partir duquel les échantillons de notre étude ont été collectés. (C) Photographies in situ prises lors du creusement des tranchées contenant les corps des soldats napoléoniens. La photo du haut montre la découverte d’un bouton d’uniforme de type impérial dans la fosse commune. La photo du bas montre une vue générale de la fosse commune. © Michel Signoli
Les chercheurs ont éliminé les contaminations environnementales pour isoler les fragments d’ADN provenant d’éventuels agents pathogènes. « C’est très excitant d’utiliser une technologie dont nous disposons aujourd’hui pour détecter et diagnostiquer quelque chose qui a été enfoui pendant 200 ans », souligne Rascovan.
Les résultats – détaillés dans la revue Current Biology – ont révélé la présence d’ADN de Salmonella enterica, bactérie responsable de la fièvre entérique, et de Borrelia recurrentis, responsable de la fièvre récurrente, également transmise par les poux de corps. En revanche, les chercheurs n’ont pas détecté R. prowazekii ni B. quintana, probablement en raison des différences entre la PCR et leur technique de séquençage.
« La présence de ces agents pathogènes jusque-là insoupçonnés chez ces soldats révèle qu’ils auraient pu contribuer à la dévastation de la Grande Armée de Napoléon lors de sa retraite désastreuse en 1812 », écrivent les chercheurs.
De manière surprenante, la souche de B. recurrentis détectée chez les soldats appartiendrait à la même lignée que celle récemment identifiée en Bretagne dans des restes datant de l’âge du Fer – soit deux millénaires plus tôt. Cela suggère que cette lignée a persisté et circulé en Europe pendant des millénaires, tandis que les souches actuelles appartiennent à une lignée différente.
« Cela montre la puissance de la technologie de l’ADN ancien pour révéler l’histoire des maladies infectieuses, que nous serions incapables de reconstituer à partir d’échantillons modernes », conclut Rascovan.


