Les fourmis ouvrières malades et à l’état de nymphe émettent un signal olfactif incitant leurs congénères à les repérer et à les éliminer, selon une étude. Ce sacrifice serait initié activement par les individus infectés pour éviter de contaminer d’autres fourmis et ainsi protéger l’ensemble de la colonie. Cela conforte l’idée selon laquelle les colonies de fourmis fonctionnent comme des « superorganismes » au sein desquels chaque individu collabore pour assurer la santé de l’ensemble, à l’instar des cellules d’un organisme.
Chez de nombreux animaux vivant en groupe, les malades sont généralement exclus ou sont victimes d’agressions par d’autres membres soit pour réduire le risque de propagation de l’infection, soit pour s’accaparer les ressources auxquelles ils avaient accès. Les individus malades au sein de ces groupes ont alors tendance à dissimuler leur état par exemple en réprimant autant que possible les comportements maladifs en présence de leurs congénères.
Ces comportements d’exclusion se manifestent cependant généralement chez des groupes dont les membres ne sont pas apparentés. Les liens de parenté diminueraient notamment les conflits d’intérêts entre les individus sains et malades car chacun peut tirer profit du fait de savoir lesquels sont malades. Ces derniers peuvent bénéficier de soins apportés par d’autres membres, tandis que la colonie limite la propagation de la maladie en soignant ses malades.
Les fourmis blessées émettent par exemple des signaux comportementaux ou chimiques pour inciter d’autres fourmis à leur apporter des soins. Les ouvrières exposées à des agents pathogènes comme des spores de champignons pratiquent la distanciation sociale pour éviter de contaminer d’autres, tandis que celles âgées et en fin de vie quittent la colonie pour mourir à l’extérieur.
« Cependant, cela n’est possible que pour les individus mobiles. Le couvain au sein de la colonie, comme les cellules infectées dans les tissus, est en grande partie immobile et ne dispose pas de cette possibilité », explique dans un communiqué Sylvia Cremer de l’Institut des sciences et de technologie d’Autriche (ISTA).
En effectuant des expériences sur une colonie de fourmis Lasius neglectus, l’équipe de Cremer a découvert que les nymphes (un stade intermédiaire entre la larve et l’adulte) malades émettaient activement des signaux d’alerte précoces pour que les ouvrières adultes les trouvent et les éliminent – protégeant ainsi l’ensemble de la colonie. Leurs résultats sont publiés aujourd’hui (2 décembre) dans la revue Nature Communications.
Une colonie structurée comme un organisme vivant
Les entomologistes comparent souvent les colonies de fourmis à un superorganisme. Tous les individus de la colonie collaborent et fonctionnent en parfaite synergie pour ne former qu’une seule et même entité biologique. Si une ou plusieurs reines assurent la reproduction, les ouvrières (stériles) se chargent de toutes les tâches liées à la santé et à l’entretien de la colonie. Cela est comparable à la spécialisation cellulaire, par exemple chez l’humain, où les cellules germinales des organes reproducteurs sont dédiées à la reproduction, tandis que les cellules somatiques assurent toutes les autres fonctions.

À l’instar des organismes, les éléments reproductifs et non reproductifs chez les superorganismes fonctionnent de manière interdépendante, chacun étant essentiel à la survie de l’ensemble. Tout comme les cellules de notre organisme, les fourmis collaborent étroitement, parfois au détriment de leur propre survie…
Des études antérieures ont montré que les ouvrières peuvent identifier les nymphes malades et les éliminer. Mais on ignorait jusqu’ici s’il s’agit d’un comportement enclenché par le biais de signaux passifs ou de signaux émis activement par les fourmis malades. Pour explorer la question, l’équipe de la nouvelle étude a infecté les fourmis L. neglectus avec le champignon Metarhizium brunneum et a observé leur comportement individuellement et en groupe.
L’équipe a découvert que les nymphes infectées modifiaient leur odeur pour permettre aux autres de les détecter. Ce signal olfactif n’était émis par les fourmis malades qu’en présence d’ouvrières adultes, suggérant qu’il ne s’agit pas d’un simple sous-produit de l’infection ou de la réponse immunitaire mais un signal émis de manière active.
En détectant le signal, les ouvrières adultes réagissaient rapidement en extrayant les nymphes infectées de leur cocon, en effectuant une petite incision à la surface de leur chrysalide. Elles y injectaient ensuite de l’acide formique, un poison antimicrobien, qu’elles produisent elles-mêmes. Mais si le composé permet d’éliminer l’agent pathogène, il entraîne également la mort de la nymphe.



« Ce qui apparaît au premier abord comme un sacrifice de soi est en réalité bénéfique à la fourmi qui signale l’infection : elle protège ses congénères, avec lesquelles elle partage de nombreux gènes », précise Erika Dawson, l’auteure principale de l’étude et ancienne postdoctorante au sein du groupe de recherche Cremer. « En avertissant la colonie de leur infection mortelle, les fourmis en phase terminale contribuent à la santé de la colonie et à la production de colonies filles, qui transmettent indirectement les gènes de la fourmi signalante à la génération suivante. »
Des signaux chimiques sensibles et spécifiques
D’après les chercheurs, ce processus est comparable aux cellules immunitaires qui détectent un pathogène ou une cellule malade à éliminer par le biais de signaux chimiques spécifiques. Le signal olfactif doit d’ailleurs être à la fois sensible et spécifique pour permettre de distinguer les nymphes infectées de celles saines, ainsi que de celles pouvant surmonter la maladie sans besoin d’être sacrifiées, comme les reines, qui, elles, possèdent un système immunitaire plus robuste selon les auteurs.
Afin d’évaluer les niveaux de spécificité des signaux émis par les nymphes malades, les chercheurs ont isolé l’odeur pour les transférer à des chrysalides saines. Ils ont également infecté des nymphes reines avec le champignon. Résultats : le transfert du signal olfactif aux nymphes saines a immédiatement déclenché une réponse chez les ouvrières adultes pour les éliminer. Les nymphes reines infectées n’ont cependant pas été approchées, car elles n’émettaient pas, malgré l’infection, de signal olfactif, indiquant qu’elles pouvaient contrôler l’infection elles-mêmes. « Cette coordination précise entre l’individu et la colonie est ce qui rend cette signalisation altruiste des maladies si efficace », conclut Cremer.


