L’intrication quantique est l’un des phénomènes les plus curieux de la mécanique quantique. Tellement étrange et contre-intuitive qu’elle fut qualifiée « d’action fantomatique à distance » par Albert Einstein, qui refusait de l’admettre. Bien que confirmée expérimentalement entre des objets microscopiques (particules, atomes, molécules), l’intrication devient rapidement instable lorsque la taille des objets intriqués augmente. Cependant, des physiciens ont réussi l’exploit d’intriquer deux objets macroscopiques, soit un total d’un milliard de milliards d’atomes !
Dans le mécanisme de l’intrication quantique, deux objets intriqués ne forment plus qu’un système unique solidaire, partageant le même espace mathématique et la même fonction d’onde ; ainsi, la mesure de l’un entraîne instantanément la mesure de l’autre. Si l’intrication quantique a été testée avec succès sur de très grandes distances, la taille des objets quant à elle, a toujours posé un problème expérimental. En effet, plus les dimensions des objets intriqués sont grandes, plus l’intrication devient instable du fait des perturbations environnementales agissant comme un « bruit électronique » et détériorant la « connexion » entre les deux objets.
Toutefois, deux équipes de physiciens sont parvenus à établir une intrication entre deux objets macroscopiques. « Il existe une question vraiment intéressante, celle qui consiste à se demander : jusqu’à quelle échelle [de taille] peut-on monter ? » explique Andrew Armour, physicien à l’université de Nottingham (Royaume-Uni). Cette avancée pourrait ouvrir la voie au développement d’instruments de mesure ultra-sensibles, pour tester les théories de la gravité, ou encore permettre de tester la sécurité des systèmes basés sur la cryptographie quantique. Les résultats obtenus ont été publiés dans la revue Nature.
Deux groupes de recherche ont utilisé des méthodes différentes pour démontrer cette intrication macroscopique. Tout d’abord, Simon Gröblacher et ses collègues du Delft University of Technology (Pays-Bas) ont utilisé deux faisceaux de silicium d’une taille de 15 micromètres (approximativement la taille d’une bactérie) pouvant vibrer à la manière d’une corde de guitare pincée.
Les deux faisceaux ont été intégrés a deux circuits supraconducteurs séparés de 20 cm, eux-mêmes connectés à une fibre optique. Puis l’ensemble du dispositif a été refroidi à une température proche du zéro absolu, afin que la combinaison de la basse température et du champ électrique du circuit neutralise les perturbations et interférences parasites, et ne laisse que les vibrations naturelles des faisceaux.
Puis, grâce à des impulsions laser infrarouges contrôlées, les physiciens ont envoyé juste assez d’énergie au dispositif pour que l’un des faisceaux vibre un peu plus intensément que l’autre. En mesurant le rayonnement électromagnétique émanant du dispositif, les chercheurs ont eu la confirmation que le surplus d’énergie avait bien été communiqué mais, en revanche, ils n’ont pas réussi à déterminer quel faisceau avait reçu cette énergie, indiquant que ce surplus était simultanément partagé par les deux faisceaux. L’intrication a persisté entre les deux éléments, composés chacun d’environ 10 milliards d’atomes, pendant une fraction de seconde.
Le second groupe de recherche, dirigé par Mika Sillanpää de l’Aalto University (Finlande), a choisi d’utiliser deux membranes d’aluminium de 15 micromètres de diamètre – environ un milliard de milliards d’atomes, soit l’épaisseur d’un cheveu – elles aussi intégrées dans deux circuits supraconducteurs séparés de 20 cm.
Après avoir refroidi le dispositif, les chercheurs ont bombardé les deux membranes avec des micro-ondes afin de les faire entrer en vibration synchronisée. L’analyse du signal produit par le dispositif a révélé que les deux membranes partageaient un état quantique unique. L’intrication a été maintenue pendant une demi-heure. Mais comme l’explique Sillanpää, celle-ci peut perdurer indéfiniment dès lors que les membranes sont bombardées par les micro-ondes.
Les deux expériences ouvrent la voie à des applications différentes. Gröblacher et son équipe ont créé leurs faisceaux pour qu’ils vibrent à la même fréquence que la lumière circulant dans les fibres optiques, afin de les rendre compatibles avec les systèmes de télécommunication actuels.
« Le dispositif peut tout à fait être développé » affirme Gröblacher. Si les physiciens parviennent à maintenir l’intrication plus longtemps et à augmenter la distance entre les circuits supraconducteurs, ces dispositifs pourraient servir de relais dans un futur Internet quantique pouvant transmettre des informations ultra-sécurisées entre ordinateurs quantiques.
Quant au dispositif de Sillanpää, il servirait plutôt à des appareils de mesure extrêmement précis. La haute sensibilité des capteurs quantiques leur permettent de détecter des signaux très faibles, comme ceux des ondes gravitationnelles. Avec de plus grandes tailles, ces dispositifs permettraient même de tester les théories de la gravité quantique.
Pour John Teufel, physicien au National Institute of Standards and Technology (États-Unis), les deux expériences ont leurs avantages et leurs inconvénients. L’intrication de Gröblacher n’a pas persisté longtemps mais a été observée avec certitude. L’intrication de Sillanpää a persisté plus longtemps mais a nécessité une chaîne de raisonnements théoriques complexes pour aboutir à son interprétation. « Idéalement, il faudrait un peu des deux. Mais d’un point de vue technologique, il s’agit vraiment d’une avancée cruciale ».
La prochaine étape selon Matt Woolley, physicien à l’University of New South Wales (Australie), est de démontrer la possibilité de téléporter quantiquement ces vibrations d’un objet macroscopique à un autre. « Grâce à la téléportation quantique, les propriétés physiques d’un objet peuvent être transmises via l’intrication » explique-t-il. « Il est indéniable que l’ère de la mécanique quantique macroscopique est arrivée », conclut Woolley.