Tout comme le ferait un cerveau, une colonie de fourmis fonctionne sans « contrôle central ». En effet, chaque élément est un ensemble d’individus en interaction, neurones ou fourmis, utilisant de simples interactions chimiques qui, globalement, génèrent leur comportement. Par exemple, nous utilisons notre cerveau pour nous souvenir des choses. Est-ce qu’une colonie de fourmis peut en faire de même ?
Cette question mène à une autre question : qu’est-ce que la mémoire ? Pour les gens, la mémoire est la capacité de se souvenir de quelque chose qui s’est produit dans le passé, ou qui a été appris. Nous demandons également aux ordinateurs de reproduire les actions du passé : la fusion de l’idée de l’ordinateur en tant que cerveau, et du cerveau en tant qu’ordinateur, nous a amenés à utiliser le mot « mémoire » pour représenter des informations stockées sur un support de stockage. Nous savons que notre mémoire repose sur des changements dans la manière dont un ensemble de neurones liés se stimulent les uns les autres, et que la mémoire à court et à long terme impliquent différents circuits de neurones connectés.
Cependant, à l’heure actuelle, nous ignorons encore beaucoup de choses sur la manière dont ces événements neuronaux se combinent, sur les représentations stockées que nous utilisons pour parler de quelque chose qui s’est produit dans le passé, ou sur la manière dont nous pouvons continuer à exécuter une tâche apprise précédemment, telle que lire, ou faire du vélo par exemple.
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Tout être vivant peut présenter une forme de mémoire simple. Regardez un arbre qui a perdu une branche. Il se « souvient » de la manière dont il se développait, autour de la plaie, laissant des traces dans le motif de l’écorce et la forme de l’arbre. Vous, par exemple, pourrez décrire (ou non) la dernière fois que vous avez eu la grippe. Mais quoi qu’il en soit, dans un certain sens, votre corps s’en « souvient » toujours, car certaines de vos cellules possèdent à présent des anticorps, des récepteurs moléculaires, qui correspondent à ce virus.
Il est important de comprendre que les événements passés peuvent modifier le comportement des fourmis et des colonies.
En effet, lors d’une expérience, des friandises sucrées ont été offertes à des fourmis, et ces dernières se sont souvenues, durant plusieurs minutes, de l’endroit où ces friandises avaient été distribuées. Elles étaient alors susceptibles de retourner à cet endroit.
Une autre espèce de fourmi, la fourmi argentée du Sahara, arpente un désert stérile à la recherche de nourriture. Il semble que les fourmis de cette espèce se souviennent de la distance parcourue, ou du nombre de pas effectués depuis la dernière fois qu’elles étaient au nid.
Il y a également les fourmis rousses des bois : une colonie de cette espèce se souvient de son réseau de sentiers menant aux mêmes arbres, année après année, bien qu’aucune fourmi individuelle ne s’en souvienne. Dans les forêts d’Europe, ces fourmis se nourrissent des excrétions de pucerons présentes sur les grands arbres. Leurs nids sont d’énormes monticules d’aiguilles de pin situées au même endroit (pendant des décennies), et occupés par plusieurs générations de colonies de fourmis. Chaque fourmi a tendance à suivre le même sentier, jour après jour, vers le même arbre.
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Durant l’hiver, les fourmis se blottissent ensemble sous la neige. Le myrmécologue (comme vous vous en doutez, la myrmécologie est une science liée à l’entomologie spécialisée dans l’étude des fourmis) finlandais Rainer Rosengren a démontré que lorsque les fourmis se réveillent au printemps, un individu plus âgé sortira avec un individu plus jeune, afin d’emprunter le sentier habituel, dans le but que la plus jeune puisse mémoriser ce chemin. Tandis que la fourmi plus âgée meurt et que la fourmi plus jeune adopte ce sentier comme étant le sien, elle peut ainsi amener toute la colonie à se souvenir dudit chemin, ou à reproduire les traces de l’année précédente.
Il est également important de noter que le fait de se nourrir, pour une colonie de fourmis moissonneuses, nécessite une mémoire individuelle. En effet, les fourmis recherchent des graines et n’utilisent pas de signaux de phéromone pour le faire : si une fourmi trouve une graine, il ne sert à rien d’appeler du renfort, car il est peu probable qu’il y ait beaucoup d’autres graines à proximité.
Certaines fourmis empruntent un sentier pouvant s’étendre jusqu’à 20 mètres du nid. Dans ces moments-là, les fourmis cherchent de la nourriture jusqu’à ce qu’elles trouvent une graine, puis peuvent retourner au nid en suivant les traces (le sentier) des autres fourmis. Parfois, lors des voyages de ces fourmis, elles quittent le sentier pour aller effectuer d’autres recherches (de nourriture). De ce fait, chaque matin, la zone d’alimentation de la colonie change de forme.
Cependant, aucune fourmi individuelle ne se souvient de l’emplacement actuel de la colonie. En effet, lors du premier voyage (de la première sortie), une fourmi individuelle a tendance à aller au-delà du reste des autres fourmis voyageant dans la même direction. Le résultat est une vague qui se poursuit au fur et à mesure que la journée avance.
Grâce à ces constatations, le chercheur finlandais Rosengren a décidé de mener plusieurs séries d’expériences dites de « perturbation » sur les fourmis. Le chercheur a placé des cure-dents sur la route des fourmis, qu’elles ont dû déplacer. Parfois, il a également bloqué les sentiers pour que les fourmis travaillent encore plus dur et/ou qu’elles essayent de se frayer un autre chemin.
Chaque expérience du chercheur ne concernait directement qu’un seul groupe de travailleurs, mais l’activité des autres groupes de fourmis ouvrières avait également changé, car les fourmis effectuant une tâche décident d’être actives en fonction de leur fréquence de brèves rencontres avec des fourmis travaillant sur d’autres tâches.
Après quelques jours de répétition de l’expérience, les colonies ont continué à se comporter comme elles les faisaient lorsqu’elles avaient été perturbées, et ce, même après la fin des perturbations. Les fourmis avaient alors changé de tâche et de position dans le nid. De plus, les schémas de rencontre ont mis un certain temps à revenir à un état dit non perturbé. Aucune fourmi individuelle ne se souvenait de quoi que ce soit, mais dans un certain sens, la colonie, elle, s’en souvenait.
Il est intéressant de noter que le chercheur a également constaté qu’en réponse aux perturbations, le comportement des colonies plus anciennes et plus grandes, est plus stable que celui des colonies plus jeunes. En effet, chez les colonies plus anciennes, plus l’ampleur de la perturbation était importante, plus ces colonies étaient susceptibles de se concentrer sur la recherche de nourriture (plutôt que de tenter de contourner la perturbation apportée par le scientifique). En résumé, les colonies les plus anciennes et les plus grandes agissent avec plus de sagesse que les plus petites et les plus jeunes colonies.
Un fonctionnement similaire à celui des neurones dans le cerveau ?
Afin de décider ce qu’elles feront ensuite, les fourmis utilisent la fréquence à laquelle elles se rencontrent, les odeurs des autres fourmis ou encore les produits chimiques déposés aux alentours par d’autres fourmis. Dans le cerveau, un neurone utilise la fréquence à laquelle il est stimulé par d’autres neurones pour décider de « s’activer », ou non. Dans les deux cas, la mémoire résulte de changements dans la manière dont les fourmis, ou les neurones, se connectent et se stimulent.
Selon le chercheur, il est très probable que le comportement des colonies évolue car la taille des colonies modifie les taux d’interaction entre les fourmis. Par exemple, dans une colonie plus âgée et plus grande, chaque fourmi a plus de fourmis à rencontrer que dans une colonie plus jeune et plus petite, et le résultat est tout simplement une dynamique plus stable.
Les changements dans le comportement des colonies de fourmis dus aux événements passés, ne sont pas la simple somme de souvenirs de toutes les fourmis composant la colonie, tout comme les changements dans nos souvenirs et nos paroles (ou actions), ne constituent pas un simple ensemble de transformations, neurone par neurone. Non, au lieu de cela, le fonctionnement de nos souvenirs ressemble très fortement à celui d’une colonie de fourmis : aucun neurone particulier ne se souvient de quoi que ce soit, mais ensemble, cela permette au cerveau (ou à une colonie) de se souvenir.
Fascinant, n’est-ce pas ?