Jusqu’à présent, les biologistes marins pensaient que les espèces d’eaux profondes, notamment les poissons, étaient systématiquement aveugles ou ne discernaient pas les couleurs, la lumière du Soleil ne parvenant pas à ces profondeurs. Cependant, l’étude de certains poissons a révélé qu’il en va autrement. Non seulement ces espèces possèdent une véritable vision, mais elles sont en outre capables de distinguer les couleurs grâce à un tout nouveau système visuel, que les chercheurs ont mis en évidence.
Une équipe internationale de chercheurs a découvert un système visuel jusque-là inconnu, qui pourrait permettre une vision des couleurs dans des eaux profondes et sombres où l’on présume généralement que les animaux sont aveugles ou incapables de discerner les couleurs. Les résultats de l’étude ont été publiés dans la revue Science.
« C’est la première étude qui examine un ensemble varié de poissons et constate à quel point leur système visuel peut être polyvalent et variable » déclare Karen Carleton, professeur de biologie à l’Université du Maryland. « Les gènes qui déterminent le spectre de la lumière de nos yeux sont sensibles à un ensemble beaucoup plus variable de gènes, entraînant une plus grande évolution du système visuel, beaucoup plus rapidement que prévu ».
Cellules cônes et bâtonnets : des rôles spécifiques dans la vision
Les yeux des vertébrés utilisent deux types de cellules photoréceptrices : les bâtonnets et les cônes. Les bâtonnets et les cônes contiennent des pigments sensibles à la lumière, appelés opsines, qui absorbent des longueurs d’onde spécifiques de la lumière et les convertissent en signaux électrochimiques que le cerveau interprète comme une couleur. Le nombre et le type d’opsines exprimés dans une cellule photoréceptrice déterminent les couleurs perçues par un animal.
Avant cette nouvelle étude, il était admis que les cônes étaient responsables de la vision des couleurs, et les bâtonnets de la détection de la lumière dans des conditions de faible luminosité. Ce nouveau travail indique que ce n’est pas strictement le cas. En analysant les génomes de 101 poissons, les chercheurs ont découvert que certains possédaient plusieurs opsines dans leurs cellules bâtonnets, ce qui leur donnait une possibilité de vision des couleurs basée sur les bâtonnets.
Les cônes contiennent généralement des gènes permettant d’exprimer de multiples opsines. C’est pourquoi ils sont utilisés pour la vision des couleurs. Mais ils ne sont pas aussi sensibles que les bâtonnets, qui peuvent détecter un seul photon et sont utilisés pour la vision en basse lumière. Chez 99% des vertébrés, les bâtonnets n’expriment qu’un seul type d’opsine sensible à la lumière, ce qui signifie que la grande majorité des vertébrés sont daltoniens dans des conditions de faible luminosité.
Des cellules bâtonnets permettant la vision en couleurs
La vision de la plupart des poissons d’eau profonde suit le même schéma, mais les nouvelles recherches ont révélé des exceptions remarquables. En analysant les gènes d’expression des opsines dans des bâtonnets et des cônes de poissons vivant dans des eaux superficielles, jusque dans des eaux de 2000 mètres de profondeur, les chercheurs ont découvert 13 poissons munis de bâtonnets contenant plus d’un gène d’opsine. Quatre de ceux-ci, tous des poissons de haute mer, contenaient plus de trois gènes de l’opsine bâtonnet.
Le plus remarquable est le poisson à épines argentées, qui possède 38 gènes d’opsine. Cela représente le plus grand nombre d’opsines que les chercheurs ont trouvé dans les cônes d’un poisson, et le plus grand nombre d’opsines chez n’importe quel vertébré connu. (La vision humaine, par comparaison, utilise quatre opsines). De plus, les opsines bâtonnets chez les poisson à épines argentées sont sensibles aux différentes longueurs d’onde.
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« C’était très surprenant. Cela signifie que les poissons à épines argentées ont des capacités visuelles très différentes de celles que nous pensions. Alors, la question est de savoir à quoi cela peut servir ? Pour quel objectif ces poissons pourraient-ils utiliser ces opsines spectralement différentes ? » questionne Carleton.
Un rôle potentiel dans le détection de la lumière émise par les proies
Carleton pense que la réponse pourrait concerner les détections des proies. On a longtemps présumé que les animaux vivant dans des eaux très profondes n’avaient pas besoin de vision en couleurs, car seule la lumière bleue pénètre à plus de 200 m. Malgré le manque de Soleil, l’eau profonde n’est pas dépourvue de couleur. De nombreux animaux qui vivent dans l’obscurité génèrent leur propre lumière par bioluminescence.
La nouvelle étude a révélé que chez les poissons ayant plusieurs opsines bâtonnets, la longueur d’onde spécifique de la lumière de ces opsines était synonyme de chevauchement avec le spectre de la lumière émise par les créatures bioluminescentes partageant leur habitat. « Il se peut que leur vision soit dirigée sur différentes couleurs de la lumière émise par les différentes espèces dont elles se nourrissent » explique Carleton.
Il est important de noter que les quatre espèces de poissons qui ont plus de trois opsines bâtonnets sont des espèces non apparentées. Ceci suggère que la vision des couleurs basée sur les bâtonnets, qui peut être considérée comme une vision des couleurs en eaux profondes, a évolué de manière indépendante à plusieurs reprises, et doit conférer un avantage certain pour la survie.
Les chercheurs ont indiqué que leurs prochaines étapes consisteraient à élargir l’étude à d’autres poissons d’eaux profondes et à rechercher des espèces apparentées dans les eaux peu profondes de poissons à épines argentées pouvant avoir généré un grand nombre d’opsines bâtonnets.