Le calmar (ou calamar) est un animal fascinant, qui ne cesse de surprendre les biologistes marins par ses capacités cognitives. Des chercheurs du Laboratoire de biologie marine de Woods Hole, dans le Massachusetts, ont récemment découvert que ce céphalopode est doté d’une autre faculté hors norme : il est capable de modifier son propre code génétique, non seulement dans le noyau des cellules neuronales, mais aussi dans les fibres nerveuses qui conduisent le signal. Une première dans le monde animal.
L’équipe de Joshua Rosenthal, neurobiologiste à l’origine de l’étude, vient de publier ses résultats dans la revue Nucleid Acids Research. En 2015, ces chercheurs avaient déjà mis en évidence que le calmar avait le pouvoir d’éditer ses propres instructions d’ARN messager à un niveau exceptionnel (bien plus que ce que l’on observe chez l’Homme). De ce fait, cette espèce a la possibilité de définir très précisément le type de protéines qui seront produites dans son système nerveux. Pas moins de 57’000 sites de recodage ont été identifiés dans le cerveau du calmar (contre seulement 100 sites de recodage connus chez l’être humain), ce qui implique une énorme diversité protéique.
À l’époque, les spécialistes pensaient que toutes les modifications réalisées au niveau de l’ARN se produisaient dans le noyau, puis que les ARN messagers qui en découlaient étaient exportés vers la cellule. Mais leur dernière découverte change la donne : il apparaît que le calmar peut modifier son ARN non seulement dans le noyau, mais aussi en périphérie de la cellule. Un constat qui bouleverse complètement les fondements de la biologie moléculaire.
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Cette découverte implique notamment que l’animal est a priori capable de modifier la fonction des protéines « à la carte », selon les besoins de la cellule. Ce qui lui confère un pouvoir d’adaptation exceptionnel.
L’ARN messager, clé de la synthèse protéique
L’information génétique d’une cellule est contenue dans son ADN, et cette information doit être traduite sous forme de protéines pour être « exploitable ». C’est là que l’ARN messager (ARNm) entre en jeu : c’est une copie transitoire — à durée de vie limitée — d’une portion d’ADN, qui contient toutes les instructions d’assemblage d’une protéine, autrement dit son gène. Il est expulsé du noyau pour informer le reste de la cellule. Ce processus de transcription et de traduction d’ARNm est utilisé par les cellules de l’organisme pour synthétiser les protéines dont elles ont besoin pour leur métabolisme. Or, ces besoins cellulaires varient selon divers facteurs (environnement, stade du développement, âge de la cellule, etc.). La production d’ARNm s’adapte ainsi aux conditions dans lesquelles se trouve la cellule. Dès qu’une protéine est nécessaire, la cellule transcrit l’ARNm correspondant.
Une fois que l’ARNm quitte le noyau, le message qu’il transporte — les informations génétiques codant la protéine — ne peut a priori pas être modifié. C’est du moins ce que les scientifiques pensaient jusqu’à présent. La découverte de l’équipe de Rosenthal vient mettre en doute cette théorie : dans les cellules nerveuses du calmar, la modification des données de l’ARNm en dehors du noyau est bel et bien possible. Cette modification massive au niveau du système nerveux est tout simplement inédite dans le monde animal.
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Une faculté qui se prolonge au-delà du noyau
Pour parvenir à leur conclusion, les chercheurs ont prélevé des nerfs sur des spécimens de calmars côtiers mâles adultes (Doryteuthis pealeii), puis ont analysé l’expression des protéines dans les neurones. Ils ont alors découvert que l’ARNm était en cours d’édition à l’extérieur du noyau des cellules, plus précisément dans l’axone (la fibre nerveuse qui prolonge le neurone et transmet le signal électrique vers les zones synaptiques).
Ce phénomène permet aux calmars de réguler plus finement leur production de protéines, et de manière ultra localisée, comme l’expliquent les auteurs de la publication : « Un tel processus pourrait affiner la fonction des protéines pour aider à répondre aux demandes physiologiques spécifiques des différentes régions cellulaires ». L’équipe a par ailleurs remarqué que l’édition d’ARNm au niveau de l’axone de la cellule nerveuse s’avère beaucoup plus importante qu’à l’intérieur du noyau.
Vers un traitement des neuropathies de l’Homme
Ce constat soulève un nouveau mystère : pourquoi les calmars ont-ils besoin de tant de modifications au niveau de leur ARNm ? Rosenthal et ses collègues avaient déjà démontré en 2017 que les poulpes et les seiches exploitent eux aussi l’édition d’ARNm pour diversifier les protéines qu’ils produisent dans leur système nerveux. C’est ce qui pourrait expliquer pourquoi ces céphalopodes sont si intelligents par rapport aux autres invertébrés. Une précédente étude a en effet mis en évidence l’étonnante aptitude des seiches à prendre des décisions : des chercheurs de l’Université de Cambridge ont constaté qu’elles étaient capables de réguler leur appétit en mangeant moins dans la journée, sachant que leur repas préféré était prévu le soir ! Preuve de capacités cognitives particulièrement complexes.
Si l’étude de Rosenthal porte sur les calmars, elle pourrait toutefois être une piste sérieuse vers la mise au point d’un traitement des troubles neurologiques chez l’Homme, qui sont dûs à une dysfonction neuronale. Certains spécialistes étudient en effet la possibilité d’exploiter le processus naturel d’édition de l’ARN pour corriger ces dysfonctionnements, une technique qui apparaît moins risquée que les manipulations effectuées directement au niveau de l’ADN.
« L’édition de l’ARN est beaucoup plus sûre que l’édition de l’ADN », rappelle Rosenthal. « Si vous faites une erreur, l’ARN se retourne et disparaît ». En effet, en cas d’erreur, la transcription du gène cesse et l’ARNm est progressivement dégradé.