Les progrès récents de l’apprentissage profond ont permis le développement d’intelligences artificielles (IA) qui surpassent aujourd’hui les humains dans de nombreuses tâches, notamment dans le cadre médical. Deux experts en IA et une spécialiste en médecine du vieillissement ont réfléchi ensemble à la manière dont les applications récentes de l’IA à la recherche sur le vieillissement pourraient contribuer au prolongement de la vie humaine.
Le fruit de leur réflexion vient de paraître dans la revue Nature Aging. Tous trois décrivent un nouveau domaine d’étude réunissant l’IA et la recherche fondamentale, qu’ils désignent comme la médecine de la longévité — une branche de la médecine de précision, qui se concentre spécifiquement sur la promotion de la santé et de la durée de vie, et qui repose sur les technologies de l’IA.
L’article a été rédigé par Alex Zhavoronkov, informaticien titulaire d’un doctorat en biophysique et fondateur de Deep Longevity — une société basée à Hong Kong, qui développe des systèmes d’IA dédiés à l’analyse et au suivi du processus du vieillissement, Evelyne Bischof, médecin en exercice particulièrement active dans la recherche sur le vieillissement et la géro-oncologie à l’hôpital universitaire de Bâle et à l’Université de médecine et des sciences de la santé de Shanghai, et enfin, Kai-Fu Lee, l’un des scientifiques et entrepreneurs les plus prolifiques du secteur de l’intelligence artificielle.
Des réseaux neuronaux profonds pour déterminer « l’âge biologique »
L’approche traditionnelle de la médecine consiste à traiter les maladies. Cependant, une étude publiée en 2006 a montré qu’une élimination complète du cancer entraînerait, aux États-Unis, une augmentation de seulement 2,3 ans de l’espérance de vie à la naissance, et un gain de 1,3 an à 65 ans. De même, l’éradication complète de la grippe et de la pneumonie entraînerait des gains de 0,5 an et 0,2 an d’espérance de vie respectivement.
Si ces chiffres sont si faibles, c’est parce que la fin de vie est en réalité associée à de nombreux processus et plusieurs maladies, qui se déclarent simultanément à partir d’un certain âge. Ainsi, l’élimination d’une seule cause individuelle ne peut conduire aux gains d’espérance de vie supposés intuitivement. Il s’avère que le vieillissement est le principal moteur de la plupart de ces maladies et dégénérescences liées à l’âge ; cibler directement le processus de vieillissement apparaît donc comme la clé de la longévité.
Le vieillissement est une caractéristique universelle, partagée par tous les êtres vivants. Cependant, la compréhension du processus nécessite un suivi longitudinal de millions de paramètres dans de nombreux types différents d’ensembles de données, qui changent très lentement au cours de la vie humaine, et distinctement dans des populations qui diffèrent du point de vue génétique et socioculturel. C’est là qu’intervient l’intelligence artificielle.
« L’intelligence artificielle recèle un grand potentiel pour la médecine en général ; cependant, la capacité de suivre et d’apprendre les changements infimes qui se produisent dans le corps humain chaque seconde au cours de la vie du patient et chez un grand nombre de patients permet le développement d’un nouveau domaine de la médecine – la médecine de la longévité », explique Evelyne Bischof.
Les systèmes d’intelligence artificielle modernes ont en effet atteint une précision surhumaine et sont capables d’identifier des modèles complexes dans de grands volumes de données longitudinales. Ceci grâce aux avancées réalisées dans le domaine des réseaux neuronaux profonds : ces derniers peuvent apprendre les processus biologiques et physiologiques de base qui se produisent lentement au cours du temps, qui sont hautement interdépendants et entraînent des pathologies. Ils sont ainsi capables de déterminer « l’âge biologique » d’un individu avec une grande précision.
Des outils intelligents à intégrer dans la pratique clinique
Comme le souligne les trois auteurs de l’étude, il n’y a pas de consensus sur la manière de définir cet âge biologique, mais le terme se réfère généralement à une mesure qui est plus prédictive de la mortalité, des maladies ou de la fragilité d’un individu que l’âge chronologique. En outre, cette mesure change en fonction des interventions géroprotectrices mises en place et suit certaines caractéristiques biologiques du vieillissement (telles que la sénescence cellulaire favorisée par le tabagisme par exemple).
En utilisant des outils basés sur l’IA, les cliniciens devraient ainsi être en mesure d’évaluer et de surveiller plus précisément les risques individuels pour la santé, afin d’adapter les interventions requises ou les changements de mode de vie conseillés à une personne spécifique. C’est pourquoi Alex Zhavoronkov et ses deux collaborateurs soutiennent aujourd’hui que ce qu’ils désignent comme « une horloge de vieillissement profond » (ou DAC, pour Deep Aging Clock) devrait devenir un élément essentiel de la trousse d’outils du médecin ; ce dernier pourrait ainsi s’appuyer sur les recommandations de l’IA pour favoriser une vie longue et saine.
D’autres solutions basées sur l’apprentissage en profondeur, surpassant les capacités humaines, peuvent s’avérer tout aussi intéressantes ; les trois experts évoquent notamment des algorithmes d’analyse d’images radiologiques pour la détection précoce de cancer ou d’anévrisme, ainsi que les tests dermatologiques. Selon eux, la médecine de la longévité basée sur l’IA facilitera la découverte de cibles médicamenteuses spécifiques à chaque individu, l’identification d’interventions géroprotectrices « sur mesure » et de biomarqueurs du vieillissement et de la longévité, dans le but de ralentir, voire inverser, les processus biologiques, physiologiques ou psychologiques associés au vieillissement.
À l’heure actuelle, il existe un nombre croissant d’outils basés sur l’IA qui donnent accès à des paramètres de santé pertinents. Les experts soulignent toutefois que pour que ces outils soient adoptés par les cliniciens et acceptés par la communauté médicale, ils doivent être pleinement intégrés dans le cadre actuel de la pratique clinique, dans toutes ses composantes (prévention, traitement et suivi). Une telle intégration nécessite la convergence de l’IA et de la médecine moderne, grâce à une collaboration symbiotique entre cliniciens, géroscientifiques et chercheurs en IA. Ceci implique notamment de proposer aux médecins une formation adaptée (en sciences de la biogérontologie basées sur l’IA).
Enfin, la médecine de la longévité est en partie équipée d’un arsenal peu coûteux et peu invasif, mais les auteurs rappellent qu’il faudra tout de même veiller à ce que cette médecine de la longévité n’amplifie pas les inégalités (liées au statut socio-économique, à la position géopolitique et à l’appartenance ethnique) qui existent aujourd’hui en matière de santé.