Les éléments dits « transplutonium » (de numéros atomiques 95 à 103) sont un groupe de métaux qui se trouvent dans la dernière rangée du tableau périodique. La compréhension des propriétés de ces éléments lourds s’avère limitée, du fait de leur rareté et de leur radioactivité. L’un d’eux, l’einsteinium (99Es), demeure particulièrement mystérieux. Mais des scientifiques sont parvenus pour la première fois à synthétiser une quantité suffisante de cet élément pour l’étudier d’un peu plus près.
L’einsteinium, du nom du célèbre physicien, a été découvert en 1952 par le physicien nucléaire américain Albert Ghiorso, à partir des débris de la première bombe à hydrogène ; l’homme est d’ailleurs à l’origine de la découverte de 12 éléments du tableau périodique (de l’américium 95Am, au seaborgium 106Sg). Mais l’einsteinium est très difficile à étudier ; la synthèse de ses isotopes, qui sont tous extrêmement radioactifs, est complexe et leur demi-vie (ou période radioactive, soit le temps nécessaire pour que la moitié des noyaux se désintègrent) dure moins d’un an.
L’einsteinium appartient à la famille des actinides. Il est donc supposé suivre les mêmes modèles de prédiction de réactivité physico-chimique. Or, il s’avère que ces modèles ne sont pas vraiment applicables aux éléments transplutonium. La réaction de l’einsteinium en particulier, de par sa taille et certains effets relativistes, est difficile à cerner. Des chercheurs du laboratoire national Lawrence-Berkeley ont donc réalisé une série d’expériences pour caractériser cet élément méconnu.
Un élément difficile à produire
Comme pour tous les éléments transuraniens — les éléments plus lourds que l’uranium 92U — l’einsteinium (de masse atomique 252 et 99 protons) nécessite une physique conséquente pour être produit. Sa synthèse consiste à bombarder de neutrons des atomes plus petits, tels que le curium (96Cm), dans un réacteur nucléaire. Les premiers « fragments » d’einsteinium (une dizaine de nanogrammes à peine) ont ainsi été obtenus dans les années 1960 ; les tentatives ultérieures ont abouti à des échantillons impurs.
Mais cette fois-ci, une équipe du laboratoire national Lawrence-Berkeley — un institut célèbre pour avoir découvert bon nombre d’éléments situés aux limites du tableau périodique — a réussi à obtenir environ 200 nanogrammes de l’isotope 254 de l’einsteinium (254Es), piégé dans un complexe moléculaire carboné, appelé hydroxypyridinone. Les scientifiques ont réalisé ici ce que l’on appelle une chélation : le ligand (ou chélate), ici hydroxypyridinone, a permis d’emprisonner (et d’isoler) le noyau métallique d’einsteinium en formant des liaisons avec ce dernier.
La tâche s’est avérée ardue, mais malgré un contexte compliqué par la pandémie, ils sont arrivés à leurs fins. « C’est une réalisation remarquable que nous ayons pu travailler avec cette petite quantité de matériau et faire de la chimie inorganique », souligne Rebecca Abergel, qui dirige le groupe de chimie des éléments lourds du Berkeley Lab et qui est co-auteure de l’étude publiée dans Nature, décrivant les résultats. Elle ajoute qu’une meilleure compréhension du comportement de cet élément permet en effet d’appliquer ces connaissances au développement de nouveaux matériaux ou de nouvelles technologies, à partir d’einsteinium mais aussi d’autres actinides. L’objectif est également d’établir des tendances de réactivité pour ces éléments « extrêmes » et mystérieux du tableau périodique. « Dans cette série, nous avons des éléments ou des isotopes qui sont utiles pour la production d’énergie nucléaire ou les produits radiopharmaceutiques », précise Abergel.
Aller au-delà du tableau périodique
Le matériau obtenu a été fabriqué avec le réacteur isotopique à haut flux de l’Oak Ridge National Laboratory, l’un des rares endroits au monde à être capable de fabriquer de l’einsteinium, ce qui implique de bombarder des cibles de curium avec des neutrons pour déclencher une longue chaîne de réactions nucléaires. Le premier problème qu’ont rencontré les chercheurs était que l’échantillon était contaminé par une quantité importante de californium (98Cf) ; la fabrication d’einsteinium pur, en une quantité utilisable, est extrêmement difficile.
Par conséquent, ils ont dû abandonner la première technique d’analyse envisagée, à savoir une cristallographie à rayons X — une méthode incontournable pour obtenir des données structurelles de molécules hautement radioactives, mais qui nécessite un échantillon pur de métal. L’autre difficulté concernait la désintégration rapide de l’einsteinium ; c’est pourquoi l’équipe a choisi de mener ses expériences sur l’isotope 254, l’un des plus stables de l’élément, d’une demi-vie de 276 jours.
Qu’ont appris exactement les chercheurs sur l’einsteinium ? En soumettant les atomes d’einsteinium chélatés à des tests d’absorption aux rayons X, ils ont notamment pu déterminer la distance de liaison de cet élément, une propriété de base pour définir le type d’interactions chimiques d’un élément avec d’autres atomes et molécules. Une analyse via spectroscopie de fluorescence a également mis en évidence des comportements spécifiques d’émission, non observés jusqu’alors avec d’autres actinides de numéro atomique inférieur.
L’einsteinium constitue la limite de ce qu’il est possible de réaliser en laboratoire. Des éléments plus lourds existent, mais leur taille croissante les place tout simplement hors de portée de la capacité technologique permettant d’en synthétiser suffisamment pour les analyser. Les chercheurs sont toutefois convaincus qu’en apprendre davantage sur l’einsteinium constitue un tremplin vers la découverte de nouveaux éléments. « Semblable aux derniers éléments découverts au cours des dix dernières années, comme le tennesse 117Ts, qui utilisait une cible de berkélium 97Bk, si vous deviez être en mesure d’isoler suffisamment d’einsteinium pur pour faire une cible, vous pourriez commencer à chercher d’autres éléments et vous rapprocher de l’îlot de stabilité », explique Abergel.
Cet « îlot de stabilité » évoquée par la chercheuse désigne un ensemble hypothétique de nucléides transuraniens qui présenteraient une période radioactive bien supérieure à celle des isotopes voisins. Les nucléides transuraniens les plus lourds actuellement connus présentent en effet, au-delà du bohrium 107Bh, une période radioactive inférieure à 10 secondes ; la découverte de noyaux plus lourds, de période radioactive plus longue, permettrait de mieux comprendre la structure du noyau atomique.