Le mouvement Black Lives Matter est-il parvenu à changer le comportement des forces de police américaines ? C’est la question à laquelle a tenté de répondre Travis Campbell, spécialiste en sciences sociales et comportementales, en analysant le nombre d’homicides commis par la police sur les cinq années qui ont suivi les premières manifestations. Il s’avère que les lieux de protestations ont connu une diminution de 15 à 20% des homicides, soit environ 300 décès en moins.
Le mouvement Black Lives Matter (BLM) est né à Oakland, en 2013, lorsqu’une militante, Alicia Garza, a publié un message de protestation sur Facebook suite à l’acquittement d’un agent bénévole de surveillance de quartier ayant tué par balle un adolescent de 17 ans, Trayvon Martin. Le message a par la suite été largement relayé, accompagné du hashtag #blacklivesmatter, qui a donné naissance au mouvement contre le racisme structurel et les violences policières.
Les manifestations ont réellement commencé en 2014, à Ferguson dans le Missouri, après le meurtre par la police de Michael Brown, et se sont étendues à l’ensemble du territoire américain. Le mouvement a pris un nouvel élan au mois de mai 2020, après la mort de George Floyd, décédé suite à une interpellation violente menée par plusieurs policiers, à Minneapolis. De nombreuses manifestations contre les inégalités raciales ont lieu dans toutes les grandes villes du pays et le mouvement gagne cette fois plusieurs autres pays, dont la France.
Des chiffres difficiles à obtenir
L’étude de Travis Campbell est la première du genre à rechercher une possible corrélation entre le mouvement BLM et les homicides commis par la police. Elle a révélé que sur la période 2014-2019, ces homicides avaient connu une baisse substantielle dans les municipalités où les manifestations BLM se sont déroulées — la baisse étant encore plus importante dans les villes où le mouvement était le plus actif.
L’analyse n’était pas si facile à conduire. « Il est vraiment difficile de mesurer les manifestations de Black Lives Matter et l’usage meurtrier de la force par la police », confirme Campbell. Malgré les efforts de certaines organisations (telles que KilledByPolice.net) et le crowdsourcing, les données concernant les homicides commis par la police sont particulièrement difficiles à obtenir. « Nous n’avions pas accès à ces données avant le mouvement, et nous n’avons toujours qu’un accès partiel », précise Aislinn Pulley, cofondatrice de Black Lives Matter Chicago, qui a compilé une liste de toutes les personnes décédées aux mains du service de police de Chicago depuis 2011.
Le « portrait national » des homicides commis par la police reste donc incomplet. « Le gros problème est que vous risquez de sous-estimer le nombre réel d’interactions mortelles avec la police, en particulier dans les régions à faible population où la couverture médiatique peut faire défaut », explique Campbell. C’est pourquoi il a accordé plus de poids aux résultats des grandes villes, où les estimations étaient selon lui plus précises.
Pour établir un lien éventuel entre les manifestations et le nombre d’homicides, Campbell a procédé de différentes manières (qui ont toutes abouti aux mêmes résultats), notamment via une technique de recherche quantitative appelée « la méthode des différences de différences » (ou « des doubles différences ») ; cette méthode est utilisée pour estimer l’effet d’un traitement (ici, les manifestations BLM) en comparant les différences entre le groupe de contrôle et le groupe traité, avant et après l’introduction dudit traitement. L’étude a donc comparé le nombre d’homicides commis par la police dans les villes qui ont connu des manifestations BLM avec celui affiché par les villes dans lesquelles ne s’était déroulé aucun mouvement de protestation.
De nouvelles initiatives policières nées du mouvement ?
Les résultats ont révélé que les meurtres commis par la police avaient chuté de 16,8% en moyenne dans les municipalités qui avaient connu des manifestations BLM (en comparaison avec les autres villes). Campbell a pu constater par ailleurs que dans les villes où les tensions étaient déjà palpables entre la communauté noire et les forces de police, bien avant le mouvement BLM, les homicides avaient diminué de 21,1%. La question est de déterminer à présent ce qui a réellement provoqué ces baisses.
Mais les mécanismes spécifiques qui pourraient expliquer ce déclin restent flous. Selon Campbell, l’une des raisons pourrait être que les manifestations BLM ont poussé les services de police à adopter de nouvelles stratégies, telles que le port de caméras corporelles ou la mise en place d’une police communautaire (police de proximité). Une autre explication pourrait être que les manifestations ont affecté le moral de la police, poussant les agents à adopter un comportement globalement moins agressif, qui réduit leurs interactions avec les civils.
Les chiffres sont d’autant plus difficiles à expliquer que toutes les villes n’ont pas connu de déclin du nombre d’homicides, malgré les manifestations : à Minneapolis, Portland, San Francisco et Saint-Louis, ce nombre a même augmenté sur la période de cinq ans considérée dans l’étude. Et comme le souligne Cori Bush, élue démocrate représentant le district qui comprend Saint-Louis, la diminution des homicides ne signifie pas qu’il ne s’en produit plus du tout : « Des gens sont toujours tués par la police. Et ici, à Saint-Louis, où est né le mouvement moderne de lutte pour la vie des noirs, nous n’avons pas du tout constaté de diminution ». Selon Killedbypolice.net, 1065 personnes ont été tuées par la police aux États-Unis en 2020.
Malgré ces exceptions notables, Aislinn Pulley estime que le mouvement BLM peut déjà être satisfait de son impact probable sur l’attitude des forces de police. « Il est inévitable d’après cette étude que la protestation est importante, qu’elle peut générer du changement », ajoute Aldon Morris, sociologue à l’Université Northwestern, qui n’a pas participé à cette nouvelle étude.