Des chercheurs de la collaboration ALPHA, basée au CERN, ont annoncé avoir réussi à refroidir un échantillon d’antimatière jusqu’au zéro absolu grâce à un système laser fabriqué au Canada. Cette réalisation inédite modifiera considérablement le paysage de la recherche sur l’antimatière. Elle ouvre notamment la voie à des études beaucoup plus précises de la structure interne de l’antihydrogène et de son comportement sous l’influence de la gravité.
La collaboration ALPHA (Antihydrogen Laser PHysics Apparatus) a pour objectif de piéger l’antimatière sous forme d’antihydrogène — soit la forme la plus simple d’antimatière atomique — dans un piège magnétique, afin de mener des expériences sur les antiatomes. Des physiciens qui contribuent à ces expériences ont réussi pour la première fois à refroidir des atomes d’antihydrogène via un rayonnement laser.
Parce qu’ils s’annihilent au contact de la matière, les atomes d’antimatière sont exceptionnellement difficiles à créer et à contrôler et n’avaient encore jamais été manipulés avec un laser. « C’est de loin l’expérience la plus difficile que nous ayons jamais menée », confirme Jeffrey Hangst, porte-parole de la collaboration ALPHA.
La comparaison de ces mesures avec celles de l’atome d’hydrogène, qui lui est bien connu, pourrait révéler des différences entre les atomes de matière et d’antimatière. Ces différences pourraient elles-mêmes contribuer à élucider le mystère de l’asymétrie matière-antimatière qui règne dans l’Univers — et qui va à l’encontre de ce que prédisent les modèles du Big Bang.
Refroidir pour diminuer l’énergie cinétique
Comment l’antimatière réagit-elle à la gravité ? L’antimatière peut-elle nous aider à comprendre les symétries en physique ? « Ces réponses peuvent modifier fondamentalement notre compréhension de notre univers », souligne Takamasa Momose, chercheur à l’Université de la Colombie-Britannique et membre de l’équipe canadienne d’ALPHA qui a dirigé le développement du laser. Cette technique de refroidissement par laser a été démontrée pour la première fois il y a 40 ans sur la matière ordinaire ; elle a véritablement révolutionné la physique atomique moderne et le procédé est aujourd’hui largement utilisé dans de nombreux domaines de recherche. Mais c’est la première fois qu’elle est exploitée avec succès sur de l’antimatière. Les résultats obtenus permettront de mieux comprendre la structure interne de l’antihydrogène et son comportement sous l’influence de la gravité.
L’équipe ALPHA produit des atomes d’antihydrogène en recueillant des antiprotons du décélérateur d’antiprotons du CERN et en les liant à des positons provenant de l’isotope du sodium Na-22. Ces atomes d’antihydrogène sont ensuite capturés dans un piège magnétique, qui les empêche d’entrer en contact avec la matière et d’être annihilés. Une fois les atomes piégés, les scientifiques peuvent procéder à des analyses spectroscopiques, qui consistent à mesurer la réponse des antiatomes au rayonnement électromagnétique (lumière laser ou micro-ondes).
Ces analyses ont notamment permis à l’équipe ALPHA de mesurer avec une précision inégalée la forme spectrale et la fréquence de la transition électronique 1s-2s dans l’atome d’antihydrogène — soit le passage de l’électron de son niveau d’énergie initial, l’état fondamental, à un niveau d’énergie supérieur. Il s’avère cependant que la précision de ces mesures et des futures études du comportement de l’antihydrogène dans le champ gravitationnel de la Terre est limitée par l’énergie cinétique, que l’on peut en quelque sorte comparer à la « température » des antiatomes.
Des antiatomes proches du zéro absolu
La technique de refroidissement par laser permet justement de contourner ces limitations. Via cette technique, les photons du laser sont absorbés par les antiatomes, qui passent alors à un état d’énergie plus élevée. Puis, les antiatomes émettent les photons et reviennent spontanément à leur état fondamental ; c’est la répétition de ce cycle d’absorption-émission qui entraîne le « refroidissement » des antiatomes et qui limite peu à peu leurs mouvements.
Dans cette nouvelle étude, l’équipe ALPHA est ainsi parvenue à refroidir un échantillon d’atomes d’antihydrogène retenus dans un piège magnétique. À plusieurs reprises, pendant plusieurs heures, les antiatomes sont passés du niveau d’énergie le plus bas (l’état 1s) au niveau le plus élevé (2p), grâce à une lumière laser pulsée à une fréquence légèrement inférieure à celle de la transition entre ces deux états. Résultat : une grande quantité d’antiatomes ont atteint des énergies inférieures à un microélectronvolt, soit l’équivalent d’environ 0,012 °C au-dessus du zéro absolu en matière de température.
Une fois les antiatomes refroidis, les chercheurs ont remarqué que la raie spectrale correspondant à la transition 1s-2s était quatre fois plus étroite que celle observée sans utiliser de refroidissement laser ! « Arriver à ce résultat avec l’antihydrogène, c’était ce dont nous rêvions depuis des années. À présent, nous pouvons rêver à réaliser des choses encore plus folles avec l’antimatière », se réjouit Makoto Fujiwara, le premier à avoir défendu l’idée d’utiliser un laser pulsé pour refroidir l’antihydrogène piégé.
La manipulation laser de l’antimatière ouvre en effet la voie à une variété d’innovations physiques de pointe. Momose et Fujiwara dirigent maintenant un nouveau projet canadien, baptisé HAICU, visant à développer de nouvelles techniques quantiques pour les études sur l’antimatière. « Nous sommes sur le point de pouvoir fabriquer les premières molécules d’antimatière au monde en joignant des anti-atomes à l’aide de notre technologie de manipulation laser », a affirmé Momose.