Une société de biotechnologie britannique, Oxitec, s’apprête à libérer un demi-milliard de moustiques génétiquement modifiés en Floride dans le but d’éliminer les populations de moustiques locales, vecteurs de maladies infectieuses. Les habitants sont furieux et inquiets.
Une habitante du village d’Islamorada,Virginia Donaldson, se souvient : deux hommes en uniforme se sont présentés chez elle au mois de mars 2020 et lui ont demandé de participer à un nouveau programme de lutte contre les moustiques. Pressée par le temps, et relativement encline à lutter contre ces parasites, elle a signé le formulaire. Elle venait en réalité d’accepter de participer à une expérience génétique visant à exterminer la population locale de ces insectes suceurs de sang et vecteurs potentiels de maladies.
Les avis sont partagés parmi les habitants de l’archipel des Keys, où seront libérés les moustiques. Certains valident cette idée, d’autres s’y opposent farouchement, ne souhaitant pas servir de « cobayes » pour une expérience de hacking génétique, dont l’issue est finalement incertaine. « Nous avons tout à risquer, rien à gagner, et tout cela pour les résultats d’Oxitec », s’indigne Meagan Hull, résidente d’Islamorada et fervente opposante au projet.
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Une approche pour limiter l’utilisation de pesticides
L’Agence de protection de l’environnement (EPA) a approuvé le projet d’Oxitec en mai 2020, lui accordant un permis d’utilisation expérimentale — une autorisation spéciale qui permet aux entreprises de tester de nouveaux pesticides sur le terrain. Les moustiques en question possèdent un gène spécifique, nommé OX5034, qui empêche toute progéniture féminine d’atteindre l’âge adulte. Oxitec affirme que ces moustiques, tous des mâles — donc qui ne piquent pas les humains — se reproduiront ensuite avec des femelles sauvages. Ils transmettront ainsi le gène OX5034 à leur progéniture, l’idée étant d’éradiquer à terme tous les moustiques femelles de la région.
Les moustiques ciblés, de l’espèce Aedes aegypti, ne représentent que 2 à 4% de la population de moustiques des Florida Keys, mais sont d’importants vecteurs de maladies. Oxitec affirme que cet essai pourrait donc contribuer à stopper la propagation de maladies telles que la dengue et le Zika, sans recourir à des insecticides chimiques dangereux. Cette approche permet aussi d’épargner les autres insectes, comme les abeilles et les papillons, et de préserver l’environnement.
Cependant, il s’avère que le Florida Keys Mosquito Control Board (chargé du contrôle des populations de moustiques locales) n’a aucun plan pour réduire son utilisation de pesticides chimiques. Ainsi, même si l’expérience est un succès, les pulvérisations continueront pour contrôler la myriade d’autres espèces de moustiques de la région qui ne seront pas affectées par les insectes génétiquement modifiés d’Oxitec.
Les opposants au projet craignent aussi que le moustique transgénique et la population sauvage ne créent des hybrides génétiques, même si Oxitec affirme que l’essai ne risque pas de modifier de façon permanente la population de moustiques. La société prévoit de surveiller la population d’Aedes aegypti à l’aide de gobelets collecteurs, afin de vérifier dans quelle mesure le génome modifié prolifère. Si jamais l’un des moustiques femelles parvenait à survivre et à se reproduire, l’expérience prendrait fait immédiatement : « Dans le cas improbable où Oxitec identifierait une progéniture femelle génétiquement modifiée, ils sont tenus de cesser immédiatement les lâchers, d’appliquer des pesticides conventionnels ciblant les stades adultes et larvaires du moustique et de poursuivre la surveillance jusqu’à ce qu’aucun moustique femelle OX5034 ne soit trouvé pendant deux générations consécutives », précise Kenneth Labbe, porte-parole de l’EPA.
La probabilité que cela se produise fait débat. Lors d’une expérience précédente, menée de 2013 à 2015, Oxitec avait relâché au Brésil des moustiques porteurs d’un autre gène modifié, OX513A, et avait fini par relâcher également des individus porteurs du gène modifié OX5034. L’opération fut annoncée comme un succès, mais des scientifiques non affiliés à l’entreprise ont averti que certains des moustiques s’étaient accouplés, avaient produit une progéniture viable et avaient finalement créé une nouvelle population hybride capable de survivre. Nathan Rose, responsable des affaires réglementaires d’Oxitec, a finalement reconnu que certains moustiques femelles OX513A avaient survécu au Brésil, mais il était convaincu que les moustiques OX5034 n’en étaient pas capables. Pour l’EPA, il existe un potentiel « négligeable » de survie de la femelle OX5034 pendant ce nouvel essai sur le terrain d’Oxitec.
Un manque de transparence qui ne met pas en confiance
Aujourd’hui, une importante coalition de militants écologistes, d’universitaires et de résidents de Key West s’est unie pour s’opposer à l’expérience, du moins sous sa forme actuelle. Mais, à moins de quitter définitivement la région, il est difficile de se retirer du projet si d’autres habitants continuent d’y participer. La question du consentement éclairé n’entre même pas en jeu, du fait que l’expérience ne répond pas à la définition réglementaire de la recherche impliquant des sujets humains. « Oxitec ne fait pas de tests sur les humains et ce projet n’introduit aucun risque pour les humains, les animaux ou l’environnement, comme l’indique l’EPA », confirme Nathan Rose.
La question du consentement et le manque de transparence — une grande partie du processus réglementaire était inaccessible lors de la consultation publique — ont largement motivé l’opposition des habitants et des militants. Parmi eux, Dana Perls, responsable d’un groupe environnemental appelé Friends of the Earth, qui réclame des tests indépendants pour certifier que les produits d’Oxitec sont sûrs. « Pour les membres de la communauté qui vont être en première ligne de l’un des premiers lâchers massifs d’insectes OGM aux États-Unis, […] c’est une question de santé, de sécurité et d’environnement », dit-elle.
Perls pointe du doigt le fait que l’EPA n’a jamais demandé à Oxitec de procéder à des essais en cage avant la dissémination à grande échelle. Tout comme les nouveaux produits pharmaceutiques sont testés sur des cellules en culture, puis sur des animaux pour s’assurer qu’ils sont sans danger pour l’Homme, un lâcher en cage permettrait de révéler tout problème ou danger éventuel lié à la procédure. « À un moment de l’histoire où la biodiversité est plus dévastée qu’elle ne l’a jamais été, où nous sommes au milieu d’une crise de santé publique mondiale, nous devons mettre l’accent sur les preuves scientifiques », souligne Perls. Mais pour Oxitec, les essais préliminaires en cage ne sont pas nécessaires étant donné l’absence de risque pour l’Homme ou l’environnement et seraient surtout non pertinents pour l’évaluation du processus.
L’expérience doit durer 18 mois. Les œufs de moustiques d’Oxitec seront livrés aux résidents sous forme de kits « just-add-water » ; ils comprendront à la fois des femelles et des mâles. Selon la société, environ 1000 mâles devraient éclore de chaque kit en deux semaines. Les femelles porteuses du gène sont censées ne pas pouvoir survivre sans tétracycline et devraient donc mourir à l’état de larve ; le problème est que la tétracycline est couramment utilisée comme antibiotique agricole dans les plantations d’agrumes de la région. De ce fait, l’EPA a interdit à Oxitec de lâcher des moustiques dans un rayon de 500 mètres de tout endroit où la tétracycline est utilisée. Mais à aucun moment l’EPA n’a exigé que l’eau du site de lâcher soit testée pour détecter des traces de ce composé…
Le permis accordé par l’EPA n’exigeait pas non plus que l’on évalue si cette intervention entraînait réellement une réduction de la transmission des maladies ou si l’introduction d’une espèce déjà envahissante aurait des effets inattendus sur l’écosystème. « Il n’y a pas de données scientifiques examinées par une tierce partie indépendante, il n’y a pas d’études de sécurité, il n’y a pas d’étude d’impact environnemental », souligne Meagan Hull, cofondatrice de la Florida Keys Environmental Coalition née de la catastrophe pétrolière du Deepwater Horizon.
À noter par ailleurs que les moustiques mâles sont eux aussi capables de propager des maladies. Ils ne piquent pas les humains, mais peuvent infecter (ou être infectés par) les femelles avec lesquelles ils s’accouplent. En relâchant des millions d’individus, il est donc possible d’augmenter la population de femelles porteuses d’un virus et donc d’augmenter la prévalence de maladies dans la région. « Il n’est pas trop tard. L’EPA devrait appuyer sur le bouton pause, et comme il pourrait s’agir de la première dissémination d’insectes génétiquement modifiés à cette échelle, nous devons le faire correctement », conclut Dana Perls.