Au mois de mars, la collaboration LHCb a rapporté avoir détecté une « anomalie » relative à la désintégration de certaines particules, des mésons B. Les résultats obtenus suggéraient l’existence d’une nouvelle interaction influençant la désintégration. De récentes expériences menées au Grand collisionneur de hadrons semblent aujourd’hui renforcer cette hypothèse.
Les découvertes des physiciens réalisées depuis les années 1930 ont permis de mieux comprendre la structure fondamentale de la matière : tout dans l’Univers est constitué de quelques éléments de base, appelés particules fondamentales, gouvernés par quatre interactions (ou forces) fondamentales. Le modèle standard est la théorie qui permet de décrire l’ensemble de ces particules élémentaires et les interactions fondamentales (forte, faible, et électromagnétique) qui s’exercent entre elles. Cependant, parce que cette théorie exclut l’interaction gravitationnelle, elle est nécessairement incomplète.
Le modèle standard de la physique des particules ne permet pas d’expliquer la matière noire — cette matière hypothétique qui constituerait près de 27% de la densité énergétique totale de l’Univers observable — ni d’expliquer pourquoi il y a davantage de matière que d’antimatière dans l’Univers. La plupart des physiciens sont donc convaincus qu’il existe d’autres « ingrédients cosmiques » à découvrir. L’étude de particules connues sous le nom de quarks beauty — l’objet d’étude du LHCb — pourrait apporter de nouveaux indices sur la nature de ces entités inconnues.
Une différence de désintégration inexplicable
Les quarks sont des particules élémentaires qui s’associent par interaction forte pour former des hadrons (protons, neutrons, mésons, etc.). On distingue six types de quarks, appelés « saveurs » : down, up, strange, charm, beauty (ou bottom), truth (ou top). Les quarks beauty sont instables et ne vivent qu’environ 1,5 milliardième de seconde en moyenne, avant de se désintégrer en d’autres particules. Cette désintégration peut être fortement influencée par l’existence d’autres particules ou interactions fondamentales. Ainsi, si une nouvelle interaction de la nature devait se manifester, elle modifierait la fréquence à laquelle les quarks beauty se désintègrent.
Or, les résultats de l’expérience LHCb publiés au mois de mars ont permis de révéler ce phénomène. L’étude visait à comparer deux types de désintégration des quarks beauty, l’une produisant des électrons, l’autre des muons — une autre particule élémentaire similaire à l’électron, mais environ 200 fois plus lourde. Étant donné que ces deux particules sont très similaires, le modèle standard prévoit que l’ensemble des forces interagissent de la même manière avec elles ; les deux types de désintégration devraient donc se produire avec la même probabilité — une propriété appelée « universalité leptonique ». Or, les chercheurs ont constaté que la désintégration donnant des muons ne se produisait qu’environ 85% aussi souvent que la désintégration menant aux électrons !
Par conséquent, ils ont émis l’hypothèse qu’une nouvelle force de la nature, encore inconnue, agissait différemment sur les électrons et les muons, et interférait avec la désintégration des quarks beauty. Ce résultat a évidemment suscité une grande excitation chez les physiciens des particules, car la découverte d’une nouvelle interaction pourrait enfin permettre de répondre à certains des plus grands mystères de la science moderne.
Mais bien qu’il n’y ait qu’une chance sur 1000 que ce résultat soit dû à une fluctuation statistique aléatoire, ce niveau d’incertitude n’était pas suffisant pour tirer des conclusions définitives. « Pour être vraiment sûr que l’effet est réel, il faudrait atteindre cinq sigmas, ce qui correspond à moins d’une chance sur un million que l’effet soit dû à un cruel hasard statistique », précise Harry Cliff, physicien des particules à l’Université de Cambridge.
Plusieurs expériences menant aux mêmes résultats
Pour réduire la marge d’erreur, les scientifiques avaient besoin de davantage de données, ce qui impliquait d’allonger la durée de l’expérience pour enregistrer encore plus de désintégrations. Ainsi, l’expérience LHCb bénéficie actuellement d’une importante mise à niveau pour pouvoir enregistrer les collisions à un rythme beaucoup plus élevé, ce qui permettra d’effectuer des mesures beaucoup plus précises. En attendant, à partir des données déjà enregistrées, Cliff et ses collaborateurs ont entrepris de rechercher des types de désintégration similaires, plus difficiles à repérer. À noter que leurs résultats, disponibles sur arXiv, n’ont pas encore été révisés par les pairs.
Les désintégrations de quarks beauty ne sont jamais étudiées directement, car les quarks ne peuvent être isolés : ils sont toujours liés à d’autres quarks pour former des particules plus grandes, des hadrons. L’étude de mars s’est intéressée aux quarks beauty appariés avec des quarks up. Cette fois-ci, les chercheurs ont examiné deux types de désintégrations : l’un impliquant une paire quark beauty-quark down, l’autre impliquant une paire quark beauty-quark up (comme dans l’étude précédente).
Le fait que l’appariement soit différent ne devrait pas avoir d’importance : la désintégration qui se produit en profondeur reste la même et s’il existe réellement une nouvelle force, l’effet observé devrait être exactement le même, explique Cliff. C’est exactement ce qu’a constaté l’équipe : la désintégration en muons ne s’est produite cette fois qu’à environ 70% de la fréquence de la désintégration en électrons, mais avec une marge d’erreur plus importante — environ deux chances sur cent d’être une anomalie statistique.
Si ce résultat n’est pas suffisamment précis pour constituer une preuve solide de l’existence d’une nouvelle interaction, il est cependant très proche du résultat précédent, ce qui soutient l’hypothèse. En outre, des tests menés au SuperKEKB — un collisionneur de particules situé au Japon — dans le cadre de l’expérience Belle II (conçue pour étudier les propriétés des mésons B), rapportent des mesures similaires. À présent, les chercheurs ont hâte de pouvoir exploiter la mise à niveau du LHCb pour confirmer leurs résultats et d’ici quelques mois ou années, une cinquième interaction fondamentale viendra peut-être bouleverser le monde de la physique.