Selon la relativité générale, chaque onde gravitationnelle devrait laisser une empreinte permanente sur la structure de l’espace-temps ; elle devrait solliciter l’espace en continu. Cet « effet mémoire » prédit par la théorie n’a cependant jamais été confirmé, et depuis la première détection d’ondes gravitationnelles en 2016, les physiciens tentent de trouver un moyen de le mesurer.
En explorant les liens entre la matière, l’énergie et l’espace-temps, les physiciens espèrent mieux comprendre le paradoxe de l’information sur les trous noirs de Stephen Hawking, qui est au cœur de la recherche théorique depuis cinq décennies. « Il existe un lien intime entre l’effet mémoire et la symétrie de l’espace-temps. C’est lié en fin de compte à la perte d’informations dans les trous noirs, un problème très profond dans la structure de l’espace et du temps », a déclaré Kip Thorne pour Quanta Magazine, physicien au California Institute of Technology, co-lauréat du prix Nobel de physique 2017 pour ses travaux sur les ondes gravitationnelles.
Quand Stephen Hawking postule, au milieu des années 70, que les trous noirs peuvent s’évaporer, très lentement, jusqu’à disparaître, se pose le problème suivant : que devient ce qui a été absorbé ? C’est ce que l’on appelle le paradoxe de l’information. La relativité générale implique qu’une information pourrait fondamentalement disparaître dans un tel trou noir, mais cette perte implique une non-réversibilité et une évolution non unitaire des états quantiques, qui contredisent les postulats de la mécanique quantique.
Des symétries cachées dans l’espace-temps
Pourquoi une onde gravitationnelle modifierait-elle de façon permanente la structure de l’espace-temps ? Cela tient au lien étroit que la relativité générale établit entre l’espace-temps et l’énergie. Lorsqu’une onde gravitationnelle passe devant le détecteur d’ondes gravitationnelles LIGO, elle perturbe les faisceaux laser qui parcourent les deux immenses bras de l’installation (qui forment un L). Si l’on imagine un cercle circonscrivant les deux bras (le centre du cercle se trouvant à leur intersection), une onde gravitationnelle déformera périodiquement ce cercle, en le comprimant successivement verticalement, puis horizontalement, jusqu’à ce que l’onde soit passée. Cette distorsion entraîne une infime différence de longueur mesurée entre les deux bras du détecteur, qui traduit le passage de l’onde.
Mais avec l’effet mémoire, le cercle devrait rester légèrement déformé. Les objets détectés par LIGO sont si éloignés que leur attraction gravitationnelle est négligeable ; mais une onde gravitationnelle a une portée plus longue que la force de gravité. Idem pour la propriété responsable de l’effet mémoire : le potentiel gravitationnel. Ce dernier correspond à la quantité d’énergie qu’un objet gagnerait s’il chutait d’une certaine hauteur — la vitesse de cet objet arrivé au sol permet d’évaluer l’énergie potentielle acquise lors de la chute.
Dans le cadre de la relativité générale, où l’espace-temps est étiré et contracté dans différentes directions en fonction des mouvements des corps, un potentiel dicte plus que l’énergie potentielle à un endroit : il conditionne aussi la forme de l’espace-temps. L’énergie d’une onde gravitationnelle qui passe crée un changement dans le potentiel gravitationnel et ce dernier déforme l’espace-temps, même après le passage de l’onde. « La mémoire n’est rien d’autre que le changement du potentiel gravitationnel, mais c’est un potentiel gravitationnel relativiste », explique Thorne.
Les possibilités de déformation sont infinies, mais surtout, elles sont équivalentes les unes aux autres en matière d’énergie. Ainsi, lorsqu’une onde gravitationnelle est émise, elle fait passer l’espace-temps d’une configuration à une autre de façon à ce qu’il demeure dans son état de plus basse énergie. Ceci suggère la présence de symétries cachées dans la structure de l’espace-temps.
Une solution possible au paradoxe de l’information
Dans les années 1960, dans le cadre de recherches sur la relativité générale, considérant une région hypothétique infiniment éloignée de toute masse et énergie dans l’Univers, des physiciens avaient mis en évidence un ensemble infini de symétries en plus de celles attendues (les symétries de translation, de rotation et d’impulsion). Ces nouvelles symétries dites de « supertranslation » indiquaient que des sections individuelles de l’espace-temps pouvaient être étirées, comprimées et cisaillées, et que le comportement dans cette région infiniment éloignée restait le même.
Dans les années 1980, le physicien Abhay Ashtekar a découvert que l’effet mémoire était la manifestation physique de ces « supersymétries ». En d’autres termes, une supertranslation était ce qui pouvait mener à une déformation de l’espace-temps. En 2016, Stephen Hawking et d’autres physiciens ont réalisé que l’horizon d’un trou noir possède de telles symétries de supertranslation ; en toute logique, il y aurait donc un effet mémoire associé. Cela signifie que les particules en chute libre pourraient altérer l’espace-temps à proximité du trou noir, modifiant ainsi son contenu informationnel. La connaissance des propriétés des particules ne serait donc pas perdue, mais serait encodée de manière permanente dans le tissu de l’espace-temps.
Les scientifiques de LIGO n’ont cependant pas encore observé de preuve de l’effet mémoire à ce jour. La modification de la distance entre les miroirs du détecteur au passage d’une onde gravitationnelle est minuscule (de l’ordre d’un millième de la largeur d’un proton !) et l’effet de mémoire devrait être 20 fois plus faible. Sans compter que les bruits sismiques de la Terre nuisent largement à la tâche. En outre, l’attraction gravitationnelle de la Terre a tendance à ramener les miroirs de LIGO à leur position initiale, effaçant ainsi toute preuve de déformation. Les chercheurs devront donc mesurer le déplacement des miroirs causé par l’effet de mémoire avant que la gravité n’ait le temps de les influencer.
Détecter l’effet mémoire associé à une seule onde gravitationnelle est irréalisable avec la technologie actuelle, mais des astrophysiciens ont imaginé une alternative : « Ce que vous pouvez faire, c’est empiler efficacement le signal de plusieurs fusions, pour accumuler des preuves d’une manière très rigoureuse sur le plan statistique », propose Paul Lasky, de l’Université Monash en Australie. Il faudrait plus de 1000 événements d’ondes gravitationnelles pour pouvoir affirmer avoir observé l’effet mémoire. Mais grâce aux améliorations continues apportées à LIGO, ainsi qu’aux contributions d’autres détecteurs (notamment Virgo et KAGRA), Lasky pense qu’il ne faudra que quelques années pour atteindre ces 1000 détections.