Le langage humain apparaît très complexe par rapport aux autres formes de communication observées dans le monde animal. Les scientifiques tentent encore de saisir les mécanismes qui ont conduit à une telle différence au cours de l’évolution. Dans ce but, des chercheurs des Instituts Max Planck d’anthropologie évolutive et des sciences cognitives et cérébrales de Leipzig, et de l’Institut des sciences cognitives du CNRS de Lyon, ont enregistré et analysé des centaines d’heures de vocalisations de chimpanzés sauvages. Il ressort de leur étude que ces primates utilisent des séquences vocales parfaitement bien structurées pour communiquer entre eux.
Nous sommes la seule espèce connue communiquant via un langage. Habitués à parler ainsi tous les jours, nous avons tendance à oublier à quel point cette capacité est extraordinaire (et unique) dans le monde animal. Mais la complexité de notre langage n’est pas due au nombre de sons que nous produisons — moins d’une cinquantaine dans la plupart des langues. Ce qui nous distingue des autres espèces, c’est la façon dont nous combinons ces différents sons pour former des mots, puis la façon dont nous combinons les mots pour former une quasi-infinité de phrases ayant une multitude de significations différentes.
D’où nous vient cette capacité ? Pour retracer les origines évolutives de notre langage, un groupe de chercheurs s’est intéressé aux productions vocales d’autres animaux et en particulier à celles des primates. Ces derniers utilisent près d’une quarantaine de cris différents pour communiquer entre eux, des cris qu’ils ne combinent pas entre eux (ou très rarement). Du moins, c’est ce que pensaient les experts jusqu’à présent. Cette nouvelle étude montre qu’en réalité les chimpanzés sont capables de former des séquences vocales porteuses de sens, à partir de différents types de cris.
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Une communication basée sur une syntaxe bien précise
L’équipe a analysé des milliers de vocalisations (4826 enregistrements au total, soit 900 heures) produites par 46 chimpanzés adultes sauvages du Parc National de Taï, situé en Côte d’Ivoire. Les chercheurs ont identifié 12 types de cris différents que les animaux utilisaient pour former des séquences vocales, révélant « une complexité jusqu’alors inconnue dans leurs modes de communication », souligne Cédric Girard-Buttoz, chercheur en primatologie rattaché à l’Institut Max Planck et au CNRS, et premier auteur de l’étude.
Les chimpanzés étaient déjà connus pour émettre plusieurs sons distincts : des grognements, des rugissements, des aboiements et des cris. Ceux-ci sont généralement émis de façon unique et ponctuelle ; mais parfois, les chimpanzés enchaînent aussi une série de sons sous forme d’un halètement (lors duquel l’animal inspire entre chaque son), comme le montre cette vidéo de la célèbre anthropologue Jane Goodall :
Les chercheurs ont entrepris de déterminer, à partir de leurs enregistrements, si certains de ces halètements typiques apparaissaient plus souvent que les autres. Ils partent du principe que la structure d’un système de communication capable d’encoder une signification flexible devrait au minimum, mais pas exclusivement, exiger les trois capacités structurelles suivantes : la flexibilité (la combinaison des cris à usage unique en séquences vocales), l’ordre (le positionnement des unités sonores dans les séquences) et la recombinaison (la combinaison de séquences vocales indépendantes en séquences plus longues).
Ils ont finalement mis en évidence plusieurs combinaisons se répétant régulièrement : l’équipe a recensé 390 séquences vocales uniques au total, combinant de deux à dix types de cris de leur répertoire. « Plus d’un tiers de leur production vocale comprend au moins deux unités, 15% des séquences vocales contenant de trois à dix unités », précisent les chercheurs dans leur article. Ces cris se produisaient de manière prévisible à certains endroits de la séquence, suivant ce que les linguistes appellent « des règles de contiguïté ». Parfois, deux séquences se combinaient pour former des « phrases » encore plus longues. En d’autres termes, les chimpanzés communiqueraient eux aussi selon une syntaxe bien définie.
Des sons émis différemment selon les contextes
C’est la première fois qu’une telle diversité de production vocale est mise en évidence chez les primates non humains. « Nos résultats mettent en évidence un système de communication vocale chez les chimpanzés beaucoup plus complexe et structuré qu’on ne le pensait jusqu’à présent », a déclaré Tatiana Bortolato, de l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutive, et co-auteure de l’étude.
Les sons étaient émis de façon ponctuelle ou sous forme de halètement selon les contextes, notent les chercheurs. Par exemple, les grognements simples sont principalement émis pour la nourriture, tandis que les grognements « haletés » sont émis comme une vocalisation de salutation soumise. Cependant, il est possible que les chercheurs aient manqué certains éléments constitutifs encore plus subtils des cris, qui pourraient varier selon les situations. Par exemple, un hululement émis en réponse à un prédateur peut avoir une tonalité subtilement différente de celle d’un hululement émis lors d’une rencontre amicale.
Reste également à comprendre la signification des phrases enregistrées. Les chercheurs notent à ce sujet que l’ordre des séquences vocales pourrait être important : en effet, certains sons avaient tendance à apparaître au début des phrases, tandis que d’autres étaient toujours placés à la fin. L’équipe va donc tenter d’élucider ce mystère et de déterminer si à partir de leur « langage », les chimpanzés sont capables d’élargir l’éventail des sujets sur lesquels ils peuvent communiquer entre eux, comme nous le faisons.
Cette étude visant à explorer la complexité des séquences vocales des chimpanzés sauvages — qui sont une espèce socialement complexe comme l’Homme — pourrait aussi apporter un nouvel éclairage sur nos origines et la façon dont notre propre langage unique a évolué, souligne Catherine Crockford, co-directrice du Taï Chimpanzee Project et co-auteure de l’étude.