Des biologistes du New Jersey Institute of Technology et de l’Université d’État du Colorado ont identifié un fossile d’une fourmi légionnaire, emprisonné dans un bloc d’ambre de la Baltique âgé de 35 millions d’années. C’est désormais le plus ancien fossile de fourmi légionnaire connu et la première preuve que cet insecte, relativement commun aujourd’hui en Afrique et en Amérique du Sud, peuplait autrefois le continent européen.
Le morceau d’ambre dont il est question était conservé à l’Université de Harvard depuis les années 1930. Mais alors qu’elle examinait plusieurs fossiles de fourmis incrustés dans l’ambre, la biologiste Christine Sosiak, spécialiste de ces insectes, a réalisé que l’un d’eux semblait avoir été identifié à tort comme un spécimen du genre Platythyrea — un genre commun des régions tropicales et subtropicales. « Une fois que j’ai mis la fourmi sous le microscope, j’ai immédiatement réalisé que l’étiquette était inexacte. Je me suis dit que c’était quelque chose de vraiment différent », relate l’experte.
Des examens plus approfondis ont révélé que cette fourmi présentait plusieurs similitudes avec les fourmis légionnaires modernes. Les fourmis légionnaires (Dorylinae), qui englobent environ 270 espèces, sont aujourd’hui les principaux prédateurs des tropiques. Ces fourmis forment d’énormes colonies, pouvant contenir plusieurs millions d’individus ; leurs nids ne sont que temporairement occupés, car elles se déplacent sans cesse au cours de leur vie. Bien qu’aveugles, elles sont connues pour chasser leurs proies sous forme d’essaims particulièrement agressifs.
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Le premier fossile de fourmi légionnaire découvert dans l’hémisphère est
Les analyses par rayons X et par tomodensitométrie ont révélé que Sosiak et ses collègues étaient en présence d’un spécimen jamais décrit jusqu’alors. Les données phylogénétiques et morphologiques recueillies situent cette fourmi comme un proche parent des espèces de fourmis légionnaires sans yeux et nomades que l’on trouve aujourd’hui en Afrique et en Asie du Sud, appelées Dorylus. Le spécimen a été baptisé Dissimulodorylus perseus — en référence au héros mythique grec Persée, qui a vaincu Méduse sans la regarder ; le terme Dissimulodorylus provient quant à lui du latin dissimulo, qui signifie cacher ou dissimuler — car la véritable identité de l’insecte a échappé aux scientifiques pendant environ 80 ans.
Ce n’est que la deuxième espèce de fourmi légionnaire fossilisée découverte jusqu’à présent : la première, une espèce connue sous le nom de Neivamyrmex ectopus, avait été retrouvée dans de l’ambre âgé de 16 millions d’années, en République dominicaine. C’est aussi le premier fossile de fourmi légionnaire découvert dans l’hémisphère est ; il met ainsi en évidence des lignées inconnues jusqu’alors, qui auraient existé en Europe continentale avant de s’éteindre au cours des 50 derniers millions d’années.
D’une longueur d’environ 3 millimètres, l’insecte n’avait pas d’yeux, mais était doté de mandibules très pointues. Selon les chercheurs, il s’agissait probablement d’une ouvrière au sein de sa colonie, qui aurait participé au transport des larves de sa reine et aux raids alimentaires. Cette fourmi possédait également une glande antibiotique bien développée, indispensable à la vie souterraine et typique d’autres fourmis légionnaires modernes. La présence de cette glande suggère ainsi que cette lignée de fourmis légionnaires européennes, disparue depuis longtemps, était également adaptée à la vie souterraine.
Christine Sosiak et ses collègues ont donc eu beaucoup de chance : cette fourmi étant probablement souterraine, elle était beaucoup moins susceptible d’entrer en contact avec la résine des arbres qui forme de tels fossiles, explique la spécialiste.
La preuve physique la plus ancienne du syndrome des fourmis légionnaires
Étant aveugles, les fourmis légionnaires utilisent la communication chimique, via des phéromones, pour rester coordonnées les unes avec les autres et réussir à abattre de grandes proies. « Cette ouvrière s’est peut-être trop éloignée de ses compagnes de chasse et s’est retrouvée dans de la résine d’arbre collante, qui a fini par se solidifier et par enfermer la fourmi telle que nous la voyons aujourd’hui », suppose la biologiste.
Contrairement à d’autres lignées de fourmis, les fourmis légionnaires ont des reines dépourvues d’ailes, dont l’unique tâche est de pondre (des millions d’œufs par jour), tandis que leurs colonies nomades occupent temporairement des nids entre chaque déplacement : des millions de fourmis peuvent parfois s’étendre sur 100 mètres ! Leurs impressionnants raids alimentaires peuvent les amener à consommer jusqu’à 500 000 proies par jour.
Pour désigner l’ensemble de ces traits et comportements particuliers, les spécialistes parlent de « syndrome des fourmis légionnaires ». Des recherches antérieures suggèrent que ce syndrome a évolué deux fois au milieu du Cénozoïque : une fois dans les régions néotropicales et une fois dans les régions afrotropicales. Ce fossile datant de l’Éocène constitue la première preuve physique du syndrome des fourmis légionnaires, attestant que les caractéristiques de ces prédateurs étaient en place il y a 35 millions d’années, avant même que les ancêtres des fourmis Dorylus n’apparaissent, souligne Phillip Barden, professeur adjoint de biologie au NJIT et auteur principal de l’étude décrivant la découverte.
Actuellement, il existe environ 270 espèces de fourmis légionnaires vivant dans l’hémisphère oriental, et environ 150 sur le continent américain. Bien qu’inattendue, la découverte de cette fourmi légionnaire dans la Baltique est « logique » pour les chercheurs : « Au cours de l’Éocène, l’Europe était globalement plus chaude et plus humide qu’elle ne l’est aujourd’hui, créant une vaste étendue d’habitats adaptés à travers l’Eurasie », écrivent-ils. Mais au long de la seconde moitié du Cénozoïque, l’Europe a subi plusieurs cycles de refroidissement, sans doute difficiles pour ces espèces adaptées aux climats tropicaux — ce qui expliquerait leur absence du continent aujourd’hui.