À mesures comparables, la France fait beaucoup moins bien que l’Australie dans la lutte contre le tabagisme. La faute en revient — en partie — au contexte européen, les consommateurs du Vieux continent ayant tendance à s’approvisionner sur les marchés étrangers et par les flux de vente parallèles. Des habitudes favorisées par les cigarettiers eux-mêmes, qui alimentent ces marchés parallèles en toute connaissance de cause et qui ont réussi à imposer leur propre système de traçabilité aux autorités européennes.
Carotte ou bâton ? En matière de politiques publiques, un large éventail de leviers d’action, du plus répressif au plus incitatif, s’offre aux décideurs publics afin d’influer sur les comportements des citoyens. Mais quelle est leur efficacité ? C’est à cette question que tente de répondre une récente étude menée par le think tank Terra Nova, en portant l’attention sur trois domaines particulièrement investis par les pouvoirs publics depuis plusieurs décennies : la sécurité routière, la consommation d’alcool et celle de tabac – l’objectif revendiqué par les auteurs de la note étant de déterminer si les leviers d’action utilisés dans ces domaines particuliers sont transposables dans le cadre de la transition écologique. Mais, « de la théorie à la pratique, les choses ne sont pas aussi aisées qu’on le souhaiterait », relève l’étude, et une mesure qui fonctionne dans un cas précis peut s’avérer inefficace ou contre-productive dans un autre.
Des mesures « moyennement efficaces »
En somme, « il n’y a pas de règle d’or dont les politiques publiques pourraient s’inspirer dans le futur ». À titre d’exemple, la « peur du gendarme » – c’est-à-dire la répression ou la coercition – est jugée « efficace et efficiente » en matière de sécurité routière, la généralisation des radars sur les routes françaises ayant bel et bien entrainé une baisse substantielle de la vitesse et de la mortalité au volant. En revanche, la chute continue de la consommation d’alcool dans l’Hexagone apparaît plus mystérieuse aux auteurs de l’étude, qui estiment que celle-ci n’a que peu à voir avec la mise en œuvre d’un arsenal préventif et répressif à partir des années 1980. « C’est bien, mais on n’y est pas pour grand-chose », tranche le think tank. Enfin, la question de la lutte contre le tabagisme fait figure d’entre-deux : en dépit du fait que la France soit « en pointe » du combat contre la cigarette, l’ensemble des mesures mises en place est jugé « moyennement efficace et efficient » par les auteurs de l’étude.
Signataire, depuis 2005, de la Convention-cadre de lutte anti-tabac (CCLAT) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la France s’est notamment illustrée par une augmentation spectaculaire des taxes sur les cigarettes (+23%) entre 2003 et 2004. Le pays a également adopté un certain nombre de mesures dissuasives, telles que l’interdiction de fumer dans les lieux clos, le renforcement des avertissements sanitaires sur les paquets et l’instauration du paquet neutre, ou encore l’interdiction de vente aux mineurs de moins de 18 ans ou le remboursement des substituts nicotiniques. Autant de mesures dont le résultat « ne semble pas si mauvais », pour Terra Nova, mais qui reste cependant inférieur à celui obtenu par d’autres pays comparables. Ainsi, si la prévalence du tabagisme est passée, en France, de 32,9% en 1995 à 25,5% en 2020, celle-ci s’est, sur la même période, effondrée de 26,6% à 12,9% en Australie. En d’autres termes, « avec les mêmes outils, la France fait moitié moins bien que l’Australie ».
Dans l’Hexagone, « la lutte contre le tabagisme est un demi-succès », concluent les auteurs de la note, selon lesquels « on parvient à faire baisser le nombre de fumeurs, mais beaucoup moins que d’autres pays engageant pourtant les mêmes politiques publiques ». Un constat appuyé par d’autres ressources, comme cette étude de l’Institut d’économie de la santé de l’Université des sciences appliquées de Zurich, selon laquelle les hausses de taxes sur le tabac, pour « indispensables » qu’elles apparaissent, demeurent « insuffisantes » pour réduire efficacement et durablement le tabagisme. Augmenter les taxes reste pourtant, selon l’OMS, l’un des axes principaux permettant de faire baisser la consommation de tabac, notamment chez les plus jeunes, chez qui le tabagisme diminue deux à trois fois vite plus que chez les adultes lorsque le prix des cigarettes augmente. Publié en 2021, le quatrième rapport de l’OMS sur le tabac « exhorte » ainsi fermement les pays du monde entier « à accélérer la mise en application des mesures présentées dans la CCLAT », au premier rang desquelles l’augmentation des taxes.
Les failles d’un système de traçabilité européen à la main des cigarettiers
Nécessaires, les hausses de taxes se révèlent donc insuffisantes pour lutter contre le tabagisme. Pourquoi ? Pour expliquer ce phénomène, la note de Terra Nova pointe notamment du doigt « l’écueil important » que représente, en Europe, la « possibilité de report ou de contournement » par les consommateurs. En effet, les fumeurs européens ont « la possibilité de contourner les augmentations de taxes en se procurant du tabac à l’étranger (…) ou au marché noir ». Des alternatives que de nombreux experts et personnalités politiques affirment être alimentées par les cigarettiers eux-mêmes – qui abreuvent en toute connaissance de cause les marchés des pays à faible fiscalité ou en situation de conflit armé, nourrissant ainsi les trafics frontaliers et criminels – et qui sont, par ailleurs, favorisées par les failles du système actuel de traçabilité européen.
Héritière directe de Codentify, le système imaginé par Philip Morris International (PMI), la solution de traçabilité du tabac adoptée en 2019 par la Commission européenne fait ainsi régulièrement l’objet de vives critiques quant à son manque d’efficacité et de transparence. « L’industrie du tabac ne peut être considérée comme une solution à un problème qu’elle persiste à entretenir », pointe par exemple le CNCT (Comité national contre le tabagisme) qui, avec d’autres ONG, dénonce les liens qui lient l’actuel propriétaire du système de traçabilité européen (Dentsu Aegis Network, via sa filiale Blue Infinity) aux majors du tabac. Des liens qui vont à l’encontre des préconisations de la CCLAT de l’OMS et qui incitent les associations de lutte contre le tabagisme à la plus grande méfiance. À l’image du Smoke Free Partnership qui, en mai 2021, a demandé à la Commission européenne de réviser la directive sur le tabac afin d’en « garantir l’indépendance vis-à-vis de l’industrie du tabac, en particulier pour le système de traçabilité ». La lutte contre le tabagisme fonctionne donc ; encore faut-il disposer des armes adéquates.