À partir des données du Dark Energy Survey, hébergé à l’Observatoire interaméricain de Cerro Tololo, au Chili, et du télescope du pôle Sud, situé à la station polaire Amundsen-Scott en Antarctique, un groupe de scientifiques a établi la cartographie la plus précise à ce jour de la répartition de la matière dans l’Univers. Leurs résultats suggèrent qu’elle n’est finalement pas aussi « agglomérée » qu’on le pense.
Au commencement de l’Univers, il y a 13,7 milliards d’années, les premiers éléments qui constituent la matière étaient contenus dans un environnement dense et chaud. Celui-ci a été soumis à une forte expansion, répartissant les particules élémentaires dans toutes les directions. La température a rapidement baissé. Sont alors apparus les premiers protons et neutrons, suivis par les premiers noyaux d’hydrogène, puis d’hélium. Des nuages de matière se sont formés peu à peu, donnant naissance aux premières étoiles. En leur cœur, les fusions successives des noyaux légers ont donné naissance à des noyaux plus lourds. Puis, lorsque ces étoiles sont mortes, leur explosion a disséminé ces noyaux dans tout l’Univers.
Le processus a progressivement peuplé l’Univers d’étoiles, de planètes et de galaxies. Un groupe de scientifiques a entrepris de retracer tout le chemin de cette matière ; à partir de l’état actuel de l’Univers, ils peuvent en effet « remonter le temps » pour déterminer ce qui s’est passé et quelles forces ont contribué à son évolution. Pour ce faire, ils ont d’abord dû collecter et analyser d’énormes quantités de données d’observation. Ce travail colossal a impliqué plus de 150 chercheurs et est résumé sous la forme d’une série de trois articles publiés dans la revue Physical Review D.
Une combinaison de deux méthodes d’observation pour plus de précision
Les données ont été fournies par deux télescopes, très différents. Le Dark Energy Survey (DES) est un programme international de relevé optique et proche infrarouge, qui vise à cartographier des centaines de millions de galaxies dans le but de mieux comprendre la nature de l’énergie noire ; il repose sur la Dark Energy Camera (DECam), montée sur le télescope Víctor M. Blanco de 4 mètres, de l’Observatoire interaméricain de Cerro Tololo au Chili. Les données proviennent des sessions d’observation qui se sont déroulées de 2013 à 2019.
Le South Pole Telescope (SPT) est un radiotélescope de 10 mètres de diamètre localisé en Antarctique, qui sonde le fond diffus cosmologique à la recherche des toutes premières traces de rayonnement issues des premiers instants de l’Univers. Il opère dans la gamme des micro-ondes, des ondes millimétriques et submillimétriques.
La combinaison de ces deux jeux de données, issues de deux méthodes d’observation différentes, permet à l’équipe de réduire les risques d’erreur de mesure — chaque jeu servant en quelque sorte de contre-vérification de l’autre, explique Chihway Chang, astrophysicien à l’Université de Chicago et l’un des principaux auteurs des études.
Pour estimer la distribution de la matière, l’équipe a exploité le phénomène de lentille gravitationnelle — qui désigne la déviation de la lumière provoquée par la présence d’un corps très massif ou du moins, d’une forte concentration de matière (une galaxie ou un amas de galaxies par exemple). Cette méthode permet de repérer la matière ordinaire… mais aussi la mystérieuse matière noire.
Les chercheurs de la collaboration SPT ont utilisé les données du SPT et du télescope spatial Planck pour établir une carte actualisée de l’effet de lentille gravitationnelle sur les photons du fond diffus cosmologique. L’équipe a ensuite procédé à une corrélation croisée des données de la carte avec celles des mesures du DES indiquant les positions et les formes des galaxies, ainsi que la distribution de la matière qui les entoure.
Un modèle standard de l’Univers peut-être incomplet
Le bruit dans les mesures utilisées pour déterminer les paramètres cosmologiques décrivant l’évolution de la matière (y compris la densité de matière noire et le taux d’expansion) peut entraîner une incertitude dans les données et donc, des imprécisions dans l’estimation de ces paramètres. Mais l’analyse croisée des données du DES et du SPT permet de réduire ces incertitudes. La « cartographie » de matière établie par les chercheurs s’avère ainsi encore plus précise que les mesures précédentes, communiquées il y a un an environ.
Dans l’ensemble, les résultats correspondent à la théorie actuellement admise concernant l’évolution de l’Univers. Mais il ressort également de l’analyse quelques « anomalies » incohérentes avec cette théorie. « Il semble qu’il y ait un peu moins de fluctuations dans l’univers actuel que ce que nous prévoyions en supposant que notre modèle cosmologique standard soit ancré dans l’univers primitif », a déclaré Eric Baxter, co-auteur de l’analyse et astrophysicien de l’Université d’Hawaï.
En d’autres termes, si l’on considère toutes les lois physiques actuellement admises, que l’on effectue des mesures au début de l’Univers, puis que l’on extrapole les données, les résultats obtenus sont légèrement différents de ce que l’on peut réellement mesurer dans l’Univers local. En particulier, l’équipe a découvert que la matière n’est pas aussi « agglomérée » que ce à quoi nous nous attendions.
Ceci suggère qu’il pourrait manquer quelque chose au modèle existant de l’Univers. D’autres recherches approfondies seront néanmoins nécessaires pour le prouver. En attendant, ces trois études soulignent les avantages d’utiliser différents relevés astronomiques pour réduire les incertitudes. « Il y a beaucoup de nouvelles choses que vous pouvez faire lorsque vous combinez ces différents angles de vue sur l’Univers », a déclaré Chang.