La supraconductivité se manifeste généralement à des températures très basses, proches du zéro absolu, ce qui limite énormément les applications pratiques des matériaux dotés de cette capacité. Un groupe de chercheurs de l’Université de Rochester affirme aujourd’hui avoir créé un matériau supraconducteur, un hydrure de lutécium (ou lutétium) dopé à l’azote, à une température et une pression bien plus accessibles. Leur avancée pourrait révolutionner l’électronique grand public ou encore améliorer le confinement magnétique des tokamaks.
Un supraconducteur est un métal qui conduit l’électricité sans résistance. Les implications d’un tel matériau sont évidemment énormes : imaginez pouvoir transmettre de l’énergie électrique sur des milliers de kilomètres sans pratiquement aucune perte ! Malheureusement, la supraconductivité n’est pour le moment observable qu’à basse température ou à très haute pression — des conditions difficiles à mettre en œuvre dans de nombreuses applications. Les spécialistes des matériaux tentent depuis plusieurs années de franchir cette barrière limitante.
La supraconductivité conventionnelle se manifeste aux alentours de -273,15 °C. Des décennies de recherche ont toutefois abouti, dans les années 1980, à la découverte de supraconducteurs dits à « haute température » (de l’ordre de -140 °C) et à pression ambiante ; ces matériaux appartiennent à la classe des cuprates. Dans les années 2000, des composés chimiques à base de fer ont également montré des propriétés supraconductrices à ces températures. Plus récemment, deux records de température ont été établis : en 2015, avec de l’hydrure de soufre, à -70 °C (à 90 GPa), puis en 2018, avec du décahydrure de lanthane, à -13 °C (et 188 GPa).
Un mélange de terre rare, d’hydrogène et d’azote
À ce jour, il n’existe aucun matériau supraconducteur à des conditions de température et de pression ambiantes. Mais des chercheurs de l’Université de Rochester affirment être au plus proche de cet objectif ultime : dans Nature, ils rapportent la création d’un hydrure de lutécium dopé à l’azote, présentant une supraconductivité à 294 K (20,8 °C) et 10 kilobars (soit 1 GPa) de pression. « Avec ce matériau, l’aube de la supraconductivité ambiante et des technologies appliquées est arrivée », a déclaré dans un communiqué Ranga Dias, professeur adjoint de génie mécanique et de physique, qui a dirigé les recherches.
Certes, une pression de 1 GPa est encore relativement élevée (sachant que la pression moyenne au niveau de la mer est de 1013,25 hPa, soit 10 000 fois moindre !). Il existe néanmoins des techniques couramment utilisées, notamment dans la fabrication de micropuces, permettant de maintenir des matériaux ensemble par des pressions chimiques internes encore plus élevées.
Les hydrures créés en combinant des métaux de terres rares avec de l’hydrogène, puis en ajoutant de l’azote ou du carbone, constituent la base de travail de nombreux scientifiques des matériaux depuis plusieurs années. Ces hydrures forment des structures en cage, où les ions de métaux des terres rares agissent comme des donneurs de charge, fournissant suffisamment d’électrons pour favoriser la dissociation des molécules de dihydrogène ; l’azote et le carbone contribuent, quant à eux, à stabiliser le matériau.
Le matériau dont il est question dans cette nouvelle étude est l’hydrure de lutécium, dopé à l’azote (noté NDLH). Le lutécium était un bon candidat : sa configuration électronique est telle qu’elle favorise le couplage électron-phonon nécessaire pour que la supraconductivité se produise à des températures ambiantes, explique Dias. Restait à trouver le moyen d’abaisser la pression requise.
Pour ce faire, l’équipe a misé sur l’azote. Comme le carbone, il possède une structure atomique rigide qui contribue à stabiliser le réseau au sein du matériau. Cette structure assure la stabilité nécessaire à l’apparition de la supraconductivité à basse pression.
Un étonnant changement de couleur
Les chercheurs ont donc créé un mélange gazeux composé de 99% d’hydrogène et de 1% d’azote, qu’ils ont placé dans une chambre de réaction avec un échantillon pur de lutécium ; ils ont laissé les composants réagir pendant deux à trois jours à 200 °C. Le composé obtenu a ensuite été comprimé dans une cellule à enclume de diamant. C’est alors que les chercheurs ont assisté à une étonnante transformation visuelle : initialement bleu, le matériau a pris une teinte rose au début de la supraconductivité, puis est devenu rouge vif lorsqu’il a atteint un état métallique non supraconducteur.
Une pression de 1 GPa a été nécessaire pour induire la supraconductivité — une valeur inférieure de près de deux ordres de grandeur à la pression utilisée dans leurs précédentes expériences.
À savoir, en effet, que la même équipe avait déjà annoncé en 2020 la création de deux matériaux supraconducteurs — l’hydrure de soufre carboné et le superhydrure d’yttrium — à environ 15 °C et 269 GPa, puis -11 °C et 182 GPa respectivement. L’étude, publiée dans Nature, avait toutefois suscité de vives critiques et les éditeurs de la revue se sont finalement rétractés. Les chercheurs avaient notamment été accusés d’avoir falsifié les données. Pour éviter de nouvelles critiques, ils affirment avoir redoublé d’efforts pour documenter leurs recherches.
Si les scientifiques s’intéressent tant aux matériaux supraconducteurs, c’est parce qu’ils présentent deux propriétés essentielles : une résistance électrique nulle et l’expulsion de tout champ magnétique de l’intérieur du matériau (un phénomène connu sous le nom d’effet Meissner). Ces deux propriétés laissent entrevoir des progrès technologiques énormes : la transmission d’électricité sans pertes, le développement de trains à sustentation magnétique, ou encore l’amélioration du confinement magnétique des plasmas dans les tokamaks.
Les travaux de Dias et son équipe nous rapprochent un peu plus de ces réalisations. Dias est convaincu que le NDLH pourrait considérablement accélérer le développement des tokamaks, dédiés à la fusion nucléaire. Étant donné que le NDLH peut produire un « énorme champ magnétique » à température ambiante, il pourrait être utilisé pour confiner le plasma au sein de la chambre à réaction.
Le professeur évoque par ailleurs la possibilité de former des algorithmes d’apprentissage automatique à partir des données accumulées lors des expériences sur les supraconducteurs menées dans son laboratoire ; ces algorithmes pourraient aider à identifier d’autres matériaux supraconducteurs potentiels, en testant différentes combinaisons de terres rares, d’hydrogène, d’azote et de carbone. L’objectif étant de parvenir à créer différents supraconducteurs. « Dans la vie de tous les jours, nous utilisons de nombreux métaux différents pour différentes applications, et nous aurons donc besoin de différents types de matériaux supraconducteurs », conclut-il.