En analysant des données océaniques à haute résolution, des chercheurs ont découvert que certaines parties des océans de la planète avaient déjà dépassé la limite planétaire d’acidification il y a au moins cinq ans. Les niveaux de saturation en aragonite — un minéral dont dépend la survie de nombreux êtres vivants — atteindraient par endroits un taux alarmant de 17 % par rapport à la moyenne préindustrielle, alors que le seuil limite est fixé à 20 %. Si les émissions de CO₂ continuent d’augmenter, cela pourrait entraîner les écosystèmes marins vers un point de basculement.
Proposées pour la première fois en 2009, les limites planétaires désignent des seuils critiques propres aux grands processus biophysiques de la Terre. Leur dépassement pourrait déclencher des transformations environnementales à grande échelle, compromettant la capacité de l’humanité à vivre et prospérer dans des conditions stables.
Ces limites incluent : le changement climatique, le taux de perte de biodiversité (terrestre et marine), l’interférence avec les cycles de l’azote et du phosphore, l’appauvrissement de la couche d’ozone stratosphérique, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau douce, le changement d’affectation des terres, la pollution chimique ainsi que la concentration en aérosols atmosphériques.
Le franchissement de ces limites peut avoir des conséquences dévastatrices : apparition de nouveaux régimes météorologiques extrêmes provoquant des destructions à grande échelle, vagues de chaleur entraînant des sécheresses prolongées, multiplication des incendies de forêt, etc. En 2009, des chercheurs avaient montré que trois d’entre elles avaient été franchies, chiffre porté à quatre en 2015, puis à six en 2023. Le changement climatique fait partie de ces limites déjà dépassées, en raison de l’augmentation continue des émissions de gaz à effet de serre.
Une équipe internationale de planétologues révèle aujourd’hui que la limite liée à l’acidification des océans a été franchie plus tôt qu’on ne le pensait — portant à sept le nombre total de limites dépassées. « Les précédentes études sur les limites océaniques et planétaires de l’acidification des océans suggéraient que nous étions proches de cette limite, sans toutefois la dépasser », explique Richard Feely, océanographe à la NOAA (l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique) et co-auteur de l’étude, à Inside Climate News.
« Ce rapport révèle que les eaux profondes — en particulier les environnements extrêmement sensibles tels que les régions polaires de haute latitude et les zones de remontée d’eau de la côte ouest — ont subi un impact considérable », précise-t-il, en se référant à l’étude récemment publiée dans la revue Global Change Biology.
Une perte de 43 % des habitats coralliens tropicaux
L’acidification des océans résulte de l’absorption du dioxyde de carbone (CO₂) atmosphérique par l’eau de mer. Une fois dissous, ce gaz forme de l’acide carbonique, ce qui réduit la concentration en ions carbonates indispensables à la calcification des coquilles et des squelettes d’espèces marines comme les coraux, les coquillages ou les huîtres. Cette réaction chimique entraîne une baisse du pH de l’eau, rendant les environnements marins plus hostiles pour de nombreux organismes vivants.
Des relevés au cours des dernières décennies ont montré que les océans absorbaient davantage de CO₂ qu’avant la révolution industrielle. Le niveau moyen de saturation en aragonite (un minéral composé de carbonate de calcium), estimé à 20 % durant cette période, a donc été établi par les scientifiques comme seuil de référence pour la limite planétaire d’acidification océanique.
« L’acidification des océans n’est pas seulement une crise environnementale : c’est une bombe à retardement pour les écosystèmes marins et les économies côtières. Avec l’acidification croissante de nos mers, nous assistons à la perte d’habitats essentiels dont dépendent d’innombrables espèces marines, ce qui a des conséquences sociétales et économiques majeures », souligne, dans un communiqué, Steve Widdicombe, du Plymouth Marine Laboratory (PML), également coprésident de GOA-ON (le Réseau mondial d’observation de l’acidification des océans) et co-point focal de la cible 3 de l’Objectif de développement durable (ODD) 14 des Nations Unies.
Les récifs coralliens, qui abritent environ 25 % de la biodiversité marine, sont particulièrement menacés. Leur fragilisation entraînerait des répercussions massives sur les espèces marines qu’ils hébergent, mais aussi sur les économies côtières. « Des récifs coralliens qui soutiennent le tourisme aux industries de coquillages qui soutiennent les communautés côtières, nous mettons en jeu la biodiversité et des milliards de dollars de valeur économique chaque jour où nous tardons à agir », prévient-il.
Alors qu’on pensait que les océans n’avaient pas encore franchi leur limite d’acidification, l’équipe de la nouvelle étude démontre qu’elle avait en réalité été dépassée il y a déjà au moins cinq ans, dans de nombreuses parties du globe. Pour parvenir à cette conclusion, les chercheurs ont utilisé des mesures physiques et chimiques du niveau d’acidité de la couche supérieure des océans. Ils ont également procédé à des modélisations informatiques avancées et à des analyses in situ de la vie marine.
Leurs résultats révèlent qu’en 2020, à l’échelle mondiale, les océans étaient très proches de la limite planétaire d’acidification, certaines zones l’ayant déjà franchie. Plus précisément, environ 60 % des eaux profondes — à partir de 200 mètres de profondeur environ — et 40 % des eaux de surface ont franchi la limite. Les impacts, selon les chercheurs, sont d’ores et déjà perceptibles. Certains récifs coralliens tropicaux et subtropicaux ont perdu 43 % de leurs habitats, tandis que les papillons de mer — petits mollusques polaires servant de nourriture à des espèces comme les baleines à fanons — ont vu leur habitat diminuer de 61 %. Quant aux crustacés côtiers, ils ont perdu 13 % de leurs aires de vie.
D’après l’équipe, les changements les plus marqués en surface s’observent dans les régions polaires. En revanche, en profondeur, les perturbations les plus importantes se manifestent dans les zones de remontée d’eau situées le long de la côte ouest de l’Amérique du Nord et à proximité de l’équateur.
Selon Helen Findlay, du PML, co-auteure principale de l’étude et présidente du pôle d’acidification de l’océan Atlantique Nord-Est (NEA-OA) : « La plupart des espèces marines ne vivent pas seulement à la surface : les eaux profondes abritent une multitude d’espèces végétales et animales. Face à l’évolution rapide de ces eaux profondes, les conséquences de l’acidification des océans pourraient être bien plus graves que prévu. »
Il convient néanmoins de rappeler qu’une limite planétaire n’est pas équivalente à un point de basculement irréversible. Il est donc toujours possible d’inverser le processus d’acidification en réduisant efficacement les émissions de CO₂. Les experts recommandent également de concentrer les efforts de conservation sur les régions et les espèces les plus vulnérables, tout en adaptant les mesures de gestion aux zones encore relativement préservées afin d’en garantir la résilience.