La forêt amazonienne serait en train d’évoluer vers un état « hypertropical » à mesure que les sécheresses deviennent plus longues, plus fréquentes et plus intenses, selon une étude — des conditions qui ne se seraient pas produites sur Terre depuis des dizaines de millions d’années. Il s’agit d’un état au cours duquel les arbres sont soumis à un stress exceptionnel augmentant significativement leur mortalité et entravant leur capacité à séquestrer du carbone. Ces conditions pourraient se multiplier même pendant la saison des pluies si le rythme de réchauffement climatique actuel persiste.
Les forêts tropicales constituent les biomes les plus importants en matière de séquestration de carbone sur Terre. Elles constituent également l’un des environnements les plus chauds et les plus humides de la planète. Un changement profond de ces forêts est cependant en train de s’opérer en raison du réchauffement climatique d’origine anthropique. Les sécheresses tropicales deviennent plus fréquentes et plus intenses à mesure que le climat se réchauffe.
De récentes études ont montré que ces conditions ont enclenché des processus de basculement où les paysages forestiers se transforment et les mécanismes climatiques clés comme le cycle du carbone sont perturbés. Une transition croissante de puits de carbone à sources nettes d’émissions a été observée au niveau de forêts tropicales primaires en raison de stress toujours plus intenses dus aux fortes chaleurs.
Des travaux ont également mis en évidence une augmentation des émissions de CO2 suite à d’intenses épisodes de sécheresses en Amazonie. Une étude internationale codirigée par l’Université de Californie à Berkeley (UC Berkeley) sur la forêt amazonienne met en lumière une évolution notable où elle serait en train d’évoluer vers un état dit « hypertropical ».
« Lorsque ces sécheresses extrêmes surviennent, on observe un climat que l’on associe à une forêt hypertropicale, car il se situe au-delà des limites de ce que nous considérons actuellement comme une forêt tropicale », explique dans un billet de blog Jeffrey Chambers, professeur de géographie à l’UC Berkeley et responsable de l’étude publiée le 10 décembre dans la revue Nature.
Une transition qui ne s’est pas produite depuis des millions d’années
Pour effectuer l’enquête, l’équipe de Chambers a installé des instruments de mesure au niveau de deux tours de 50 mètres de haut surplombant la canopée amazonienne dans deux sites d’étude au nord de la région de Manaus. Les instruments servaient à enregistrer la température et l’humidité à différentes altitudes et l’intensité du rayonnement solaire au sommet de la canopée et l’humidité au sol.

© Bruno Oliva Giménez
Des capteurs ont également été installés directement dans les arbres afin d’enregistrer les flux d’eau circulant du sol vers l’atmosphère. Plus précisément, ces capteurs mesurent la circulation de la sève, la température des feuilles, la transpiration foliaire et le potentiel hydrique du sol, c’est-à-dire la capacité des arbres à puiser l’eau du sol jusqu’à leurs feuilles supérieures par le biais de la transpiration.
Les chercheurs ont également modélisé l’évolution du climat à l’aide de données issues de cinq modèles de systèmes terrestres. Ils ont constaté que la forêt tropicale est en train d’évoluer vers un état plus chaud qui n’aurait été observé sous les tropiques qu’il y a entre 10 et 40 millions d’années, lorsque la Terre était beaucoup plus chaude. Les données ont permis de définir les zones hypertropicales comme des régions dont la température dépasse le 99e percentile des climats tropicaux historiques, et qui connaissent des sécheresses plus fréquentes et plus intenses.

Jeffrey Chambers/UC Berkeley
Des saisons sèches toujours plus intenses et prolongées
D’après l’équipe, l’état hypertropical s’explique par le fait que la saison sèche, habituellement entre juillet et septembre, se prolonge toujours plus et entraîne des températures anormalement élevées. Ces chaleurs intenses et prolongées fragilisent les arbres et ont augmenté leur mortalité de 55 %. Ces sécheresses extrêmes pourraient se produire jusqu’à 150 jours par an d’ici 2100, y compris pendant la saison des pluies, si le rythme de réchauffement actuel persiste.
« Les sécheresses caniculaires actuelles sont des signes avant-coureurs de ce nouveau climat, offrant des opportunités pour mieux comprendre les réactions des forêts tropicales face à des conditions futures de plus en plus extrêmes », écrivent les chercheurs dans leur étude.
Les chercheurs ont constaté que les conditions hypertropicales augmentent la mortalité des arbres car lorsque la teneur en eau du sol diminue d’environ un tiers, ils cessent de fixer le carbone, ce qui compromet leur métabolisme, ou créent des bulles d’air dans leur sève pour tenter d’économiser l’eau, mais finissent tout de même par en mourir, à l’instar de phénomènes d’embolies.
« Normalement, les plantes sont assez douées pour compartimenter leurs besoins et se disent : “d’accord, je suis prête à sacrifier cette branche pour préserver la partie centrale”. Mais s’il y a suffisamment d’embolies, l’arbre finit par mourir », explique Chambers.

Des conditions affectant surtout les arbres à croissance rapide
L’équipe a en outre remarqué que la mortalité due à l’hypertropicalité affecte davantage les arbres à croissance rapide et à faible densité de bois que ceux à croissance lente et à forte densité de bois. Cela pourrait signifier qu’à mesure que le nombre de jours de forte chaleur augmente, les forêts amazoniennes connaîtront une transition vers des espèces d’arbres moins sensibles à la chaleur et à la sécheresse – si toutefois cette adaptation peut s’opérer suffisamment rapidement.
Les chercheurs précisent en outre que les conditions hypertropicales pourraient ne pas se limiter à l’Amazonie et s’étendre également à d’autres forêts tropicales comme celles d’Asie du Sud-Est et d’Afrique de l’Ouest. D’après leurs estimations, le scénario le plus défavorable est à prévoir si les émissions de CO2 continuent à augmenter. « Tout dépend de nos actions », explique Chambers. « C’est à nous de décider dans quelle mesure nous allons créer ce climat hypertropical. Si nous émettons des gaz à effet de serre à volonté, sans aucun contrôle, nous allons créer ce climat hypertropical plus rapidement », conclut-il.

