Derrière son apparente simplicité — un cylindre surmonté de tentacules —, l’anémone de mer recèle une grande complexité. Elle est notamment plus proche de nous que nous pourrions le penser, son génome étant très similaire au nôtre. Ces similarités font de l’anémone de mer un modèle idéal pour étudier le génome animal et comprendre les interactions qui se jouent entre les gènes. Récemment, une équipe internationale de chercheurs a découvert un gène du développement lié au toucher dans les tentacules des anémones de mer. Ce gène est déjà connu pour être impliqué dans le développement de l’ouïe chez l’homme. Cette découverte révèle un lien génétique entre les deux espèces, témoignant d’un ancêtre commun et de l’histoire évolutive de l’audition chez l’Homme.
En 2007, de manière surprenante, une équipe de chercheurs américains a découvert que le génome de l’anémone, qui appartient à la même catégorie que les coraux et les méduses, la première branche divergente des métazoaires, ressemble plus à celui des humains et autres vertébrés que ceux des modèles classiques de laboratoire, tels que la drosophile et le ver nématode. Ces derniers auraient perdu un certain nombre de gènes provenant d’ancêtres communs, que l’anémone et les vertébrés auraient gardé.
Le génome de l’anémone, plus similaire, constitue une bonne référence pour la comparaison avec le génome humain, dans le but de découvrir les gènes de notre ancêtre commun et leur organisation sur les chromosomes. Heather Marlow, spécialiste en biologie du développement au sein de l’unité Génomique et épigénomique du développement des vertébrés à l’Institut Pasteur, explique : « Quand le génome de l’anémone de mer a été séquencé en 2007, on a découvert qu’il était très similaire à celui de l’homme, tant au niveau du nombre de gènes, avec environ 20 000 gènes, que de l’organisation. Ces similarités font de l’anémone de mer un modèle idéal pour étudier le génome animal et comprendre les interactions qui se jouent entre les gènes ».
Arborez un message climatique percutant 🌍
Par ailleurs, l’anémone de mer occupe une position stratégique dans l’arbre du vivant. La branche évolutive des cnidaires — à laquelle appartiennent les anémones — s’est séparée de celle des bilatériens, autrement dit de la plupart des autres animaux, y compris l’Homme, il y a plus de 600 millions d’années. Heather Marlow résume : « L’anémone peut donc aussi nous aider à comprendre l’origine et l’évolution des multiples types cellulaires qui constituent les corps et organes des animaux, et notamment leur système nerveux ». En 2018, la même équipe a mis en évidence un système nerveux et sensoriel d’une grande complexité, avec près d’une trentaine de types de neurones différents — peptidergiques, glutamatergiques ou encore insulinergiques.
Dans ce contexte, une équipe internationale dirigée par le biologiste Ethan Ozment de l’Université de l’Arkansas a récemment publié un article dans la revue eLife, rapportant la découverte d’un gène du développement lié au toucher dans les tentacules des anémones de mer, connu pour être également lié à l’ouïe chez l’Homme.
Des cellules sensorielles à l’origine commune
L’un des types de cellules sensorielles les plus fondamentales ayant émergé au cours de l’évolution animale est la cellule mécanosensorielle. Il s’agit d’une cellule épithéliale sensorielle spécialisée qui transforme les stimuli mécaniques — par exemple, les vibrations de l’eau, la pression sur la peau, l’étirement, etc. — en signaux internes. Ces signaux sont ensuite communiqués, habituellement via le système nerveux, aux cellules effectrices — par exemple les cellules musculaires — pour provoquer des réponses comportementales et/ou physiologiques de l’organisme. On parle de mécanorécepteur.
Malgré cette place dans la phylogénie animale, les premières histoires évolutives du développement des mécanorécepteurs restent énigmatiques. Nous savons que le type de cellule mécano-sensorielle classique avec une fonction sensorielle-neuronale dédiée, c’est-à-dire produisant un influx nerveux lorsque survient une déformation du tissu adjacent, est la cellule ciliée. D’ailleurs, chez l’homme et les autres vertébrés, les récepteurs sensoriels du système auditif en sont pourvus. Ces cellules ont des faisceaux d’organites en forme de doigt, appelés stéréocils, qui détectent les stimuli mécaniques, c’est-à-dire les vibrations que nous entendons comme un son.
Comme mentionné plus haut, les anémones de mer sont un modèle d’étude plus pertinent dans la recherche de l’histoire de l’évolution humaine, car les caractéristiques partagées par les animaux bilatéraux et les cnidaires étaient probablement présentes chez notre dernier ancêtre commun. Effectivement, ces anémones de mer appartiennent au groupe des Cnidaires, groupe frère des Bilateria incluant les vertébrés. Ces deux groupes ont divergé de leur dernier ancêtre commun ayant vécu il y a environ 748 à 604 millions d’années. Par ailleurs, les anémones de mer possèdent également des cellules ciliées, aux caractéristiques morphologiques et fonctionnelles parallèles à celles des cellules mécanosensorielles des autres lignées animales. Malheureusement, aucune étude ne s’est penchée sur les gènes essentiels au développement de ces cellules ciliées des cnidaires, qui pourraient nous renseigner sur notre histoire évolutive.
Dans le but d’éclaircir ces questions, les chercheurs de la présente étude se sont basés sur des travaux précédents, ayant révélé l’existence d’un gène particulier, le gène POU-IV. Ce dernier est partagé par tous les groupes d’animaux existants, à l’exception de Ctenophora, indiquant une émergence précoce dans l’évolution animale. Son implication dans le développement des cellules ciliées, chez les mammifères, est attestée par des expériences chez la souris. Ces dernières, si elles sont privées du gène POU-IV, sont sourdes. Néanmoins, son rôle dans le développement sensoriel de l’anémone de mer, et son évolution à travers la phylogénie animale, restaient inconnus.
Un gène impliqué dans l’audition et le toucher
Afin de comprendre ce que faisait le gène POU-IV chez l’anémone de mer étoilée (Nematostella vectensis), l’équipe l’a désactivé à l’aide de l’outil d’édition de gènes CRISPR -Cas9. Pour ce faire, les chercheurs ont injecté un mélange contenant la protéine Cas9 dans des œufs fécondés d’anémones de mer pour éliminer le gène, et ont étudié les embryons en développement, ainsi que les anémones mutées cultivées.
Ils ont alors découvert que la suppression du gène entraînait un développement anormal de cellules ciliées tentaculaires. En effet, les anémones mutantes présentaient une croissance aberrante des cellules ciliées tentaculaires et aucune sensibilité au toucher par rapport aux anémones témoins de type sauvage. En d’autres termes, sans le gène POU-IV, elles ne pouvaient pas détecter les stimuli physiques à travers leurs cellules ciliées.
De plus, les anémones mutantes réprimaient fortement un gène extrêmement similaire au gène de la polycystine 1, qui est nécessaire à la détection normale du débit de liquide par les cellules rénales des vertébrés. Une sensation d’écoulement de fluide pourrait être une caractéristique bénéfique pour les organismes aquatiques, même si les anémones de mer n’ont pas de reins.
Dans l’ensemble, les résultats montrent que POU-IV peut avoir joué un rôle dans l’évolution des cellules mécano-réceptrices chez l’ancêtre unique des cnidaires et des bilatériens. Les chercheurs déclarent, dans un communiqué : « Cette étude est passionnante, car elle a non seulement ouvert un nouveau champ de recherche sur la façon dont la mécanosensation se développe et fonctionne dans une anémone de mer, mais elle nous informe également que les éléments constitutifs de notre sens de l’ouïe ont d’anciennes racines évolutives remontant à des centaines de millions d’années dans le Précambrien. La précocité du rôle de POU-IV dans la différenciation des mécanorécepteurs dans l’évolution animale reste non résolue et nécessite des données comparatives sur les placozoaires et les éponges ».
Les résultats de ces travaux ouvrent un tout nouveau champ de recherche sur le développement et les fonctions de la mécanoréception chez les cnidaires. De surcroît, la découverte indique que l’évolution de notre audition a une histoire très ancienne. Il sera nécessaire d’utiliser les informations d’autres embranchements, avec des sites de divergence plus anciens, afin de remonter l’histoire du gène encore plus loin.
Finalement, les chercheurs projettent d’étudier le mécanisme par lequel POU-IV active des ensembles distincts de gènes à travers les cnidocytes et les cellules ciliées pour faire la lumière sur la façon dont POU-IV peut avoir contribué à l’évolution du nouveau type de cellule mécanosensorielle de Cnidaria.