La mise en évidence de la matière noire, constituant environ 27% de la densité d’énergie totale de l’univers, est un des enjeux fondamentaux de l’astrophysique moderne.
Tandis que la recherche se poursuit, de nouvelles données acquises par le détecteur orbital chinois DAMPE et publiées le 29 novembre dans Nature (1), bousculent depuis quelques jours la communauté scientifique. En effet, la détection d’une anomalie dans le flux de rayons cosmiques observé pourrait être la signature indirecte de la présence de matière noire.
DAMPE et l’étude des rayons cosmiques de hautes énergies
Le DArk Matter Particle Explorer (DAMPE), lancé le 17 décembre 2015 à 500 km d’altitude, est un détecteur de particules à très hautes énergies optimisé pour l’étude des rayons cosmiques composés d’électrons et de positrons (CREs), ainsi que pour l’étude des rayons gamma. Plus particulièrement, DAMPE est calibré pour des énergies allant jusqu’à 10 TeV.
L’étude des CREs comporte un double intérêt. Premièrement, elle permet de mieux comprendre les phénomènes galactiques à hautes énergies telles que les supernovas (2). Deuxièmement, elle pourrait permettre l’observation de phénomènes liés à la matière noire, comme l’annihilation ou la désintégration de particules de matière noire.
En outre, le détecteur mesure également la direction d’incidence ainsi que la charge des particules, discriminant efficacement les protons (qui parasitent la détection) des électrons et positrons. Cette discrimination étant cruciale pour l’étude des rayons cosmiques, DAMPE est ainsi capable de rejeter plus de 99.99% des protons tout en gardant 90% des électrons/positrons.
L’équipe internationale en charge de DAMPE a analysé les données recueillies par celui-ci du 27 décembre 2015 au 8 juin 2017, soit 530 jours de détection. Durant cette période, DAMPE a enregistré plus de 2.8 milliards de flux de rayons cosmiques, dont environ 1.5 milliards composés d’électrons et de positrons supérieurs à 25 GeV.
Une anomalie dans le spectre en énergie des rayons cosmiques
Le spectre en énergie des rayons cosmiques est établi en traçant le graphe représentant le nombre de particules du flux en fonction de leur énergie. Les flux de rayons cosmiques perdent de l’énergie progressivement tout au long de leur propagation. La forme attendue du spectre en énergie dans un tel cas est donc une courbe décroissante.
Cependant, le spectre établi par les physiciens à partir des données de DAMPE a révélé d’importantes variations. Plus précisément, le spectre montre nettement une « cassure » aux alentours de 0.9 TeV (900 GeV). Cette « cassure spectrale » n’est toutefois pas une véritable nouveauté.
En effet, en 2008 et 2009, la collaboration HESS (High Energy Stereoscopic System), composée d’un réseau de télescopes à imagerie Tcherenkov situés en Namibie, avait analysé les résultats tirés de l’étude des rayons cosmiques à haute énergie et avait déjà pu établir un spectre en énergie anormal, présentant une cassure (3). Néanmoins, à l’époque, cette cassure avait été expliquée par les incertitudes de mesures des instruments.
Les récents résultats de la collaboration DAMPE viennent donc conforter les précédents résultats de HESS. En effet, malgré la prise en compte nécessaire d’incertitudes statistiques sur les flux, l’instrumentation de DAMPE permet de grandement réduire ces dernières et de confirmer sans ambiguïté la présence effective d’une cassure dans le spectre en énergie des CREs.
Cette cassure aux environs des 0.9 TeV n’est pas la seule anomalie provocant l’agitation de la communauté scientifique. Le spectre met également en évidence un point isolé à 1.4 TeV (1400 GeV) avec une incertitude très faible sur la mesure. Alors qu’à ce niveau d’énergie le nombre d’électrons et de positrons devrait continuer à diminuer, ce point montre au contraire un nombre anormalement élevé.
Une signature indirecte de la présence de matière noire ?
Selon les physiciens de la collaboration DAMPE, cette distribution anormale du spectre en énergie des CREs et ce point à 1.4 TeV pourraient être la signature indirecte d’annihilations ou de désintégrations de particules de matière noire. Hypothèse confortée par diverses études publiées sur arXiv et qui ont directement suivi la publication des résultats de DAMPE.
Dans une étude parue le 30 novembre 2017 (4), les physiciens X. Liu et Z. Liu montrent que la présence d’un excès d’électrons/positrons aux alentours de 1.4 TeV pourrait indiquer des désintégrations de particules de matière noire au sein d’un halo local de matière noire, à proximité du Système solaire.
Dans une autre étude parue au même moment (5), une équipe australienne de physiciens montre que l’excès constaté à 1.4 TeV concorde bien avec certains modèles de matière noire impliquant la désintégration de particules de matière noire sous l’interaction de bosons noirs.
Enfin, une troisième étude parue également le 30 novembre 2017 (6) montre que l’anomalie spectrale est correctement expliquée par le modèle de matière noire de Dirac, qui introduit le mécanisme de désintégration de la matière noire sous l’action d’un boson noir Z’. Dans ce modèle, une paire d’électron-positron est produite suite à la désintégration d’une paire de particules de matière noire suivant la réaction χ ̄χ→ Z′→ e ̄e. Cette désintégration se produit à des niveaux d’énergies compatibles avec les 1.4 TeV détectés.
Cependant, comme le rappelle Chang Jin (porte-parole de la collaboration DAMPE), bien que l’anomalie spectrale observée soit parfaitement compatible avec l’hypothèse de la matière noire, les résultats ne permettent en aucun cas de trancher, de confirmer ou infirmer cette hypothèse. La distribution anormale du spectre pourrait également être due à des événements astrophysiques ultra-énergétiques, comme les supernovas ou des éjections de pulsars.
C’est pourquoi la durée de fonctionnement de DAMPE, initialement prévu pour durer seulement trois ans, vient d’être étendue pour plusieurs années supplémentaires. Les améliorations qui lui seront apportées dans le futur permettront de diminuer toujours plus les incertitudes de mesure, tout en poussant sa sensibilité de détection au-delà des 10 TeV.
Les données ainsi recueillies seront cruciales car elles permettront de contraindre plus précisément les valeurs spectrales des CREs, dans le but de pouvoir finalement identifier la véritable source de ces anomalies : supernovas, pulsars ou matière noire.