Partager un verre est un rituel social bien ancré chez les humains. Mais cette pratique pourrait ne pas nous être exclusive. Pour la première fois, des scientifiques ont filmé des chimpanzés sauvages en train de consommer et de partager des fruits fermentés. Un comportement qui suggère que l’alcool pourrait aussi jouer un rôle social chez nos plus proches cousins.
Contrairement aux idées reçues, l’ingestion de substances alcoolisées est loin d’être une rareté dans le règne animal. De nombreuses espèces recherchent activement des aliments fermentés naturellement riches en éthanol. Les jaseurs boréaux, ou Bombycilla garrulus, sont ainsi réputés pour leur consommation de baies fermentées, parfois jusqu’à l’ivresse.
Les éléphants ne sont pas en reste non plus : plusieurs observations ont confirmé leur attirance pour les fruits trop mûrs du marula, dont la fermentation génère des taux d’alcool notables.
Certaines espèces de chauves-souris frugivores se nourrissent régulièrement de nectar fermenté ou de fruits en décomposition. Une étude publiée en 2018 dans PNAS a montré que les chauves-souris égyptiennes ont développé une tolérance remarquable à l’éthanol, traduisant une adaptation physiologique à ce régime alimentaire.
Les primates, quant à eux, figurent parmi les plus fervents amateurs de substances fermentées. Des recherches antérieures ont montré que les singes-araignées, ou Ateles geoffroyi, choisissent délibérément les fruits mûrs – et donc fermentés – du Spondias mombin, dont la teneur en alcool peut varier de 1 à 2,5 %. Une préférence qui accréditerait l’idée selon laquelle l’attirance pour l’alcool pourrait avoir évolué de pair avec la quête de fruits nutritifs.
Une nouvelle étude publiée dans Current Biology, et conduite par des chercheurs de l’Université d’Exeter, au Royaume-Uni, apporte un éclairage inédit : des chimpanzés sauvages ont été observés en train de partager des fruits contenant de l’éthanol.
« Chez les humains, la consommation d’alcool stimule la libération de dopamine et d’endorphines, ce qui génère des sensations de plaisir et de détente », explique Anna Bowland, du Centre d’écologie et de conservation du campus de Penryn (Exeter), dans un communiqué. « Nous savons aussi que le partage de boissons alcoolisées, par le biais de traditions telles que les festins, contribue à forger et consolider les liens sociaux », ajoute-t-elle.
Les observations ont été rendues possibles grâce à l’installation de caméras à détection de mouvement dans le parc national de Cantanhez, en Guinée-Bissau. Dix séquences ont ainsi capturé des chimpanzés partageant du fruit à pain africain fermenté.
L’analyse en laboratoire de ces fruits a révélé une concentration maximale d’alcool de 0,61 % en volume (ABV). Et puisque les fruits constituent entre 60 % et 85 % du régime alimentaire de ces primates, même une faible concentration d’éthanol pourrait représenter une « consommation significative », selon les chercheurs. Ils peuvent en ingérer plusieurs kilos par jour. C’est probablement comparable à notre consommation d’une bière légère, précise Kimberley Hockings, co-autrice de l’étude.
Un comportement qui pourrait préfigurer certaines traditions humaines ?
L’impact exact de l’alcool sur le métabolisme des chimpanzés reste encore à déterminer. Néanmoins, l’équipe avance l’hypothèse que ce comportement pourrait constituer une ébauche évolutive de certaines pratiques humaines.
« Chez les chimpanzés, le partage de nourriture n’est pas systématique. Le fait qu’ils partagent spécifiquement des fruits fermentés pourrait donc revêtir une signification particulière », observe le Dr Hockings.
Ce partage a été observé entre individus de tous âges et des deux sexes. Deux femelles adultes, nommées Até et Chip, ont ainsi été filmées délaissant un morceau de fruit à pain frais au profit d’un fragment plus petit, mais fermenté.
Dans une autre séquence, deux mâles, Gary et Mandjambé, s’approchent d’un arbre chargé de fruits mûrs. Tandis que Mandjambé s’empare d’un morceau et commence à le manger, un troisième mâle, Bobby, empêche Gary d’approcher. Finalement, ils partageront le fruit disponible.
Ce n’est pas la première fois que Kimberley Hockings et son équipe documentent de tels comportements. En 2015, dans une étude publiée par Royal Society Open Science, ils avaient déjà montré que des chimpanzés d’Afrique de l’Ouest s’appropriaient de l’alcool issu de la fermentation artisanale de sève de palmier. Certains individus manifestaient alors des comportements perturbateurs, allant jusqu’à empêcher leurs congénères de construire leurs nids nocturnes — une attitude possiblement liée à une désinhibition induite par l’éthanol, mais dont le lien direct reste à établir.
Les auteurs précisent cependant qu’il est peu probable que la consommation de fruits à pain entraîne une réelle ivresse, un état incompatible avec les impératifs de survie en milieu sauvage. À titre de comparaison, la bière contient généralement entre 4 % et 6 % d’alcool. Un taux de 0,61 %, bien que faible, pourrait toutefois provoquer des effets légers si la quantité consommée est importante — une hypothèse que les chercheurs entendent explorer davantage.
Cette observation pourrait n’être qu’un exemple parmi d’autres d’un comportement de consommation d’alcool chez les primates. « Maintenant que nous savons que les chimpanzés sauvages consomment et partagent des fruits contenant de l’éthanol, il est légitime de se demander s’ils en retirent des bénéfices sociaux comparables à ceux que nous connaissons », s’interroge Anna Bowland.
Les chercheurs projettent désormais de mener une étude longitudinale afin d’observer les interactions entre singes sur une période prolongée. « Nos données fournissent la première preuve du partage de nourriture alcoolisée chez des grands singes non humains vivant à l’état sauvage. Elles étayent l’idée selon laquelle l’usage de l’alcool chez l’humain est profondément enraciné dans notre passé évolutif », concluent-ils.