Après plusieurs années de recherches, une équipe internationale d’astronomes dirigée par Roland Bacon du Centre de recherche Astrophysique de l’Université de Lyon (CNRS), a observé directement et pour la première fois les filaments qui composent la toile cosmique de l’Univers primitif, à environ 12 milliards d’années-lumière. Une découverte qui peut aider à mieux comprendre comment se forment les galaxies et comment elles interagissent avec leur environnement.
Les modèles actuels de l’Univers, corroborés par de plus en plus de preuves, suggèrent que des filaments de matière noire relient les objets massifs, tels que les galaxies ou les amas de galaxies, de manière à former un vaste réseau cosmique. Ces filaments galactiques font partie des plus grandes structures de l’Univers (leur longueur peut atteindre 260 millions d’années-lumière !) ; pourtant, ils ne sont pas si faciles à observer.
En théorie, cette toile cosmique devrait être observable grâce au rayonnement du fond cosmique ultraviolet capable d’irradier les filaments de gaz, produisant une faible lueur que l’on pourrait détecter (les spécialistes pensent que 60% de l’hydrogène créé pendant le Big Bang siège dans ces filaments). Mais parmi les étoiles, les galaxies et les noyaux galactiques très brillants, la faible émission d’hydrogène diffus dans l’espace intergalactique est difficile à distinguer. Des chercheurs sont toutefois parvenus à contourner cette difficulté, grâce au spectrographe 3D MUSE du Very Large Telescope (VLT).
La première preuve directe de filaments galactiques
Ce sont en effet les avancées technologiques qui ont permis aux astronomes d’observer pour la première fois ces filaments galactiques. « Avec la mise en place du spectrographe 3D MUSE en 2014, puis son couplage en 2017 avec le système d’optique adaptative du VLT, nous avons réalisé que, pour la première fois, nous avions peut-être les performances nécessaires pour tenter les observations de la toile cosmique, qui sont le Graal de la communauté extragalactique depuis 40 ans », explique Roland Bacon.
Leurs résultats constituent les preuves les plus solides à ce jour de l’existence de la toile cosmique. Mais ce n’est pas tout ! Les observations de cette équipe d’astronomes suggèrent notamment que la lueur observée ne résulte non pas du fond cosmique ultraviolet, mais du rayonnement produit par une population de galaxies naines, qui étaient invisibles jusqu’alors. Cette découverte pourrait radicalement modifier notre compréhension de la formation des galaxies dans l’Univers primitif.
Les preuves de l’existence de la toile cosmique recueillies jusqu’à présent étaient indirectes. Certains scientifiques ont par exemple utilisé la façon dont la masse courbe l’espace-temps, pour rechercher des déformations sur le chemin de la lumière lointaine : cette approche a suggéré qu’un filament de toile cosmique se trouvait nécessairement entre la source et l’observateur. D’autres experts se sont focalisés sur les quasars — des noyaux de galaxies lointaines, extrêmement brillants — qui émettent un puissant rayonnement ultraviolet éclairant les nuages de gaz avoisinants (et qui pourraient mettre en évidence la lumière absorbée par l’hydrogène le long des filaments).
« Cependant, les quasars sont rares et localisés dans des régions très particulières de la toile cosmique que l’on appelle les nœuds, des régions très denses et peu représentatives des filaments de la toile où la plupart des galaxies, dont la nôtre, se sont formées », explique Roland Bacon. Ainsi, son équipe et lui ont utilisé une approche différente : ils ont observé une petite parcelle quelconque de l’espace, dans le champ ultra profond de Hubble, pendant très longtemps, avec un instrument ultra performant. Pendant huit mois, ils ont ainsi mené une campagne d’observation de l’Univers profond de près de 140 heures, avec le spectrographe MUSE, installé sur le VLT au Chili ; ce sondage spectroscopique est le plus profond jamais réalisé.
Une observation de longue durée très prolifique
Il a fallu des mois à l’équipe pour récolter le fruit de leurs observations, d’août 2018 à janvier 2019. Puis, près d’une année a été nécessaire pour traiter et analyser toutes ces données. Leur travail a toutefois été largement récompensé : non seulement 40% des galaxies détectées via leurs données étaient jusqu’alors demeurées invisibles dans le champ ultra-profond de Hubble, mais les chercheurs ont réussi à imager de l’hydrogène rougeoyant dans des filaments de la toile cosmique. « Ces filaments sont situés dans l’Univers jeune, soit quelques milliards d’années après le Big Bang, et s’étendent sur plusieurs millions d’années-lumières », s’enthousiasme Thibault Garel, chercheur au Département d’astronomie de la Faculté des sciences de l’Université de Genève.
L’analyse de l’équipe a révélé que la majeure partie de l’émission d’hydrogène pourrait être expliquée par une grande population de galaxies naines formant des étoiles, réparties le long du filament. Les chercheurs soulignent toutefois qu’il est impossible de distinguer ces galaxies individuellement — elles sont trop loin pour être résolues — mais ils espèrent que des travaux futurs permettront de confirmer cette découverte, qui pourrait avoir d’énormes implications pour notre compréhension de l’Univers.
En effet, si des galaxies naines sont ainsi canalisées le long des filaments de la toile cosmique, à la manière de gouttes d’eau sur un morceau de ficelle, cela pourrait notamment expliquer comment les galaxies se sont formées et ont évolué au début de l’Univers, pour donner naissance à des galaxies plus massives telles que notre Voie lactée — une question qui est toujours sujette à débat parmi les cosmologistes. Par ailleurs, si l’hypothèse est confirmée, la recherche d’émissions de galaxies naines pourrait permettre de trouver plus de filaments cosmiques et ainsi mieux comprendre comment tout est connecté dans l’Univers. La caractérisation de la toile cosmique dans l’Univers lointain sera l’un des objectifs principaux de l’instrument BlueMUSE, qui devrait être mis en place au VLT à l’horizon 2030.