Des scientifiques de la société Holobiome ont découvert une bactérie intestinale qui pourrait influencer notre façon de penser, de ressentir les choses et d’agir. Cette découverte pourrait déboucher vers la mise au point de nouveaux traitements contre la dépression ou d’autres troubles du système nerveux.
Holobiome est une société américaine de biotechnologie, spécialisée dans le développement de traitements pour les maladies mentales basés sur le microbiote (l’ensemble des micro-organismes qui vivent dans notre système digestif). En effet, plusieurs études épidémiologiques et animales ont établi un lien entre les bactéries intestinales et des pathologies aussi diverses que l’autisme, l’anxiété ou la maladie d’Azheimer. Ce lien n’a pas encore été clairement établi, mais les fondateurs d’Holobiome affirment que les affections telles que la dépression, l’insomnie, la constipation ou le syndrome du côlon irritable présentent des composantes à la fois neurologiques et intestinales.
Des bactéries à haut potentiel
Ainsi, depuis sa création il y a 5 ans, la société étudie de près les bactéries qui peuplent notre système digestif : elle dispose de l’une des plus grandes collections au monde de microbes intestinaux humains. « Nous avons en culture environ 70 % des microbes intestinaux humains connus », précise Phil Strandwitz, PDG d’Holobiome. Pour mener à bien ses expériences, la société dispose d’un « simulateur d’intestin », une série de flacons reliés par des tubes, avec plusieurs portails permettant d’ajouter des microbes. La société espère entamer son tout premier essai sur l’homme de ses traitements à base de bactéries dans moins d’un an.
Les médicaments existants contre les troubles neuropsychiatriques n’ont pas beaucoup évolué ces dernières années ; or, nombre d’entre eux ne fonctionnent pas pour tous les patients et provoquent des effets secondaires indésirables. Pour de nombreux spécialistes, les traitements à base de microbes – dénommés « psychobiotiques » d’après le neuropharmacologue John Cryan et le psychiatre Ted Dinan, de l’University College Cork – pourraient être une alternative intéressante.
Le microbiote intestinal pèse environ 2 kg – plus que le cerveau humain, qui pèse 1,4 kg – et peut donc avoir une grande influence sur notre organisme. Des milliers d’espèces de microbes (des bactéries, mais aussi des virus, des champignons et des archées) résident dans notre intestin. Ils représentent une ressource de près de 20 millions de gènes (soit bien plus que nos 20’000 gènes…). Les bactéries intestinales sont par exemple capables de fabriquer et d’utiliser des nutriments et d’autres molécules d’une manière que le corps humain ne sait pas imiter. Les scientifiques y voient surtout une source de nouvelles thérapies…
Certaines thérapies microbiennes sont d’ores et déjà utilisées pour soigner les troubles intestinaux, les allergies ou encore l’obésité. Les pathologies touchant le cerveau sont un nouveau défi ; pourtant, la relation entre le cerveau et l’intestin ne date pas d’hier ! L’évocation d’un lien entre les deux organes remonte à l’antiquité : les Grecs pensaient notamment que les troubles mentaux apparaissaient lorsque le tube digestif produisait trop de bile noire.
Une connexion permanente entre le cerveau et l’intestin
Aujourd’hui, on sait que le cerveau et l’intestin sont en communication constante. D’ailleurs, l’intestin est souvent considéré comme notre « deuxième cerveau » et il existe pléthore d’ouvrages grand public sur le sujet. Les deux organes seraient intimement liés, le comportement de l’un influençant directement le comportement de l’autre. Les spécialistes en épidémiologie ont découvert des liens troublants entre les pathologies qui affectaient notre intestin et notre cerveau : par exemple, de nombreuses personnes atteintes du syndrome du côlon irritable sont également déprimées, les personnes atteintes d’autisme ont tendance à avoir des problèmes digestifs et les personnes atteintes de la maladie de Parkinson sont sujettes à la constipation.
En outre, des expériences antérieures rapportent que des rats et des souris ayant reçu des greffes fécales de personnes atteintes de la maladie de Parkinson, de schizophrénie, d’autisme ou de dépression développent souvent les équivalents « rodentiens » de ces pathologies. Inversement, donner à ces animaux des greffes fécales de personnes en bonne santé soulage parfois leurs symptômes.
Les chercheurs ont également remarqué que les personnes sous traitement antibiotique étaient plus sujettes à la dépression ; une étude belge menée l’an dernier, sur deux groupes distincts de plus de 1000 personnes, a en effet révélé que les individus souffrant de dépression présentaient tous un déficit de la même espèce bactérienne. Un phénomène qui ne s’observe pas dans le cas de traitements antiviraux ou antifongiques, qui contrairement aux antibiotiques, n’altèrent pas les bactéries intestinales.
Les bactéries intestinales sont essentielles à la santé de notre système immunitaire ; des études montrent qu’un déséquilibre au niveau de la flore microbienne peut altérer nos défenses. En outre, ces bactéries peuvent influencer les cellules entéro-endocrines, qui résident dans la muqueuse de l’intestin et libèrent des hormones et d’autres peptides. Certaines de ces cellules aident à réguler la digestion et à contrôler la production d’insuline ; elles libèrent également la sérotonine, « l’hormone du bonheur ».
Comment les bactéries intestinales peuvent-elles agir sur le cerveau ? En réalité, il existe plusieurs modes d’interaction. Certaines bactéries peuvent sécréter des molécules messagères, qui voyagent vers le cerveau via la circulation sanguine. D’autres peuvent stimuler le nerf vague (ou nerf cardio-pneumo-entérique), qui relie la base du cerveau aux organes de l’abdomen : les bactéries transmettraient des signaux au nerf par le biais de cellules neuropodes, qui se trouvent dans la muqueuse de l’intestin ; ces cellules comportent une sorte de long pied, qui s’étend vers l’extérieur de l’intestin pour venir se connecter aux cellules nerveuses qui se trouvent à proximité (y compris celles du nerf vague), à la manière d’une connexion synaptique.
Des acides aminés qui conditionnent notre humeur
John Cryan et ses collègues pensent que le tryptophane, un acide aminé produit par certaines bactéries intestinales, pourrait être le lien entre notre intestin et notre état mental. Le tryptophane peut être converti en sérotonine, mais les cellules de l’organisme peuvent également transformer le tryptophane en kynurénine, qui elle, peut aboutir à la formation de produits toxiques pour les neurones ; les perturbations observées dans la synthèse de kynurénine sont notamment impliquées dans l’apparition de tics nerveux, de troubles schizophrènes ou encore la maladie d’Alzheimer.
Or, des changements dans le microbiote intestinal pourraient faire pencher la production de ces diverses substances d’une manière qui nuit à la santé mentale, explique Cryan. La recherche a montré, par exemple, que les personnes souffrant de dépression convertissent le tryptophane en kynurénine plus facilement qu’en sérotonine. Est-il possible de faire pencher la balance du bon côté ? C’est en tout cas le défi que cherche à relever le groupe de Cryan. L’équipe a déjà testé plusieurs psychobiotiques potentiels pour la gestion du stress chez des volontaires sains. Le développement d’un traitement n’est cependant pas pour demain : « Il sera important de comprendre plus précisément les mécanismes en jeu », avertit Cryan.
Au cours de leurs recherches, les employés d’Holobiome ont isolé une bactérie qui ne pouvait pas survivre sur des milieux de culture typiques et avait besoin d’un acide aminé appelé acide gamma-aminobutyrique (GABA) pour prospérer. Le GABA est un neurotransmetteur qui inhibe l’activité neuronale dans le cerveau. Sa mauvaise régulation a été liée à la dépression et à d’autres problèmes de santé mentale.
Les chercheurs ont ainsi estimé que si ce microbe intestinal avait besoin du GABA, un autre microbe devait forcément le fabriquer. Ces fabricants potentiels de GABA pourraient donc être la clé d’un traitement psychobiotique. En collaboration avec Jack Gilbert, chercheur à l’UC San Diego, ils ont observé que les rats traités avec du GABA résistaient plus longtemps à la douleur ; cet acide aminé aurait donc un effet calmant. Il pourrait ainsi avoir un effet neuromodulateur et contribuer à réduire l’anxiété.
L’équipe d’Holobiome est finalement parvenue à identifier ces producteurs de GABA parmi trois groupes de bactéries, dont les Bacteroides. Elle a constaté que ces bactéries réduisent « l’impuissance acquise » – un symptôme de dépression – chez le rat. La société a rapidement déposé un brevet pour l’utilisation de ces bactéries – ou leurs produits – dans le traitement des personnes souffrant de dépression ou d’autres troubles mentaux.
Le GABA est trop gros pour atteindre le cerveau en se glissant à travers la barrière hématoencéphalique, le « bouclier » qui limite la taille et les types de molécules pouvant pénétrer dans le cerveau via les vaisseaux sanguins. En revanche, la molécule peut agir via le nerf vague ou les cellules entéro-endocrines. Pourquoi ne pas miser sur un médicament stimulant la production de GABA ? Strandwitz estime que les bactéries qui synthétisent le GABA produisent d’autres molécules pouvant agir sur le cerveau et le corps, répondant ainsi à d’autres symptômes de dépression.
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Au total, Strandwitz et ses collègues ont identifié une trentaine de bactéries productrices de GABA. La société fait aujourd’hui appel à un sous-traitant pour déterminer lesquelles sont les plus adaptées et les plus productives pour un futur essai clinique. Le traitement résultant pourrait être composé d’une ou plusieurs espèces bactériennes. Un mélange de bactéries serait sûrement plus polyvalent et permettrait de traiter plusieurs aspects d’une même pathologie. Les chercheurs espèrent terminer les examens réglementaires pour commencer leurs essais humains d’ici le début de 2021. Les premiers tests devraient cibler des troubles tels que l’insomnie et le syndrome du côlon irritable.
En attendant, les thérapies microbiennes soulèvent bon nombre d’interrogations, à commencer par la reproductibilité des expérimentations animales sur l’Homme. Le microbiote humain est très complexe, trop complexe peut-être pour élaborer un traitement universel : « Nous devrons rechercher des souches et des dosages spécifiques pour différentes personnes », souligne Beatriz Peñalver Bernabé, biologiste à l’Université de Chicago. Elle ajoute que de nouveaux modèles seront nécessaires pour prédire comment ces souches affecteront le microbiote des individus.