Le problème des batteries, c’est qu’elles nécessitent d’être fréquemment rechargées. Qui n’a jamais pesté contre son smartphone ou son ordinateur portable dont la batterie se vide à vitesse grand V ? De même, les véhicules électriques n’offrent qu’une autonomie relativement faible (de 100 à 500 kilomètres en moyenne). Et si un nouveau type de batterie nous offrait une durée d’utilisation beaucoup plus importante ? Des scientifiques s’inspirent des batteries nucléaires des engins spatiaux pour concevoir des batteries grand public longue durée.
Les sondes jumelles Voyager 1 et Voyager 2 ont été lancées en 1977 dans le but d’explorer les confins de l’Univers, au-delà de notre système solaire. Aujourd’hui, plus de quarante années après, elles sont toujours en état de fonctionnement et leurs instruments continuent à transmettre des informations. Le secret de cette longévité ? Les générateurs électriques nucléaires qui leur fournissent de l’énergie.
Des batteries inspirées par l’astronautique
Tous les concepts de batterie reposent sur la chimie. Lorsque le carburant brûle dans le moteur d’une voiture, l’énergie provient des liaisons chimiques des hydrocarbures (elle est libérée au cours du réarrangement des liaisons pendant la combustion). De même, les batteries au lithium utilisées dans de nombreux appareils, comme les téléphones portables, reposent sur la circulation d’ions (des particules chargées).
L’énergie nucléaire provient quant à elle du cœur des atomes et peut être obtenue via deux réactions. Dans le cas de la fission nucléaire, on scinde un noyau atomique lourd (uranium, plutonium) ; la réaction provoque l’émission de neutrons, qui entraînent alors une réaction en chaîne libérant d’énormes quantités d’énergie (c’est le principe mis en œuvre dans les centrales nucléaires, pour produire de l’électricité). Encore plus puissante, la réaction de fusion nucléaire est le processus dans lequel deux noyaux atomiques s’assemblent pour former un noyau plus lourd ; c’est ce qui se passe au cœur des étoiles.
Concernant les sondes Voyager, le processus est encore différent, car il repose sur la radioactivité naturelle. En effet, certains atomes sont instables et émettent de la matière et de l’énergie de temps à autre, de façon spontanée. Il peut s’agir d’un amas de deux protons et de deux neutrons (rayonnement alpha), d’un électron (rayonnement bêta) ou d’une énergie brute sous forme de rayons gamma. Impossible de prédire quand ces émissions se produiront, mais il est possible d’estimer le temps nécessaire à la moitié des atomes constituant une matière radioactive pour se désintégrer ainsi ; on parle de « demi-vie » de l’atome.
Certaines matières radioactives disparaissent en quelques secondes. Le plutonium-238 a, quant à lui, une demi-vie de 87,7 ans, c’est pourquoi il a été choisi comme source d’énergie pour Voyager 2. Le plutonium émet un flux de particules alpha, générant de la chaleur qui est transformée en électricité par les trois générateurs thermoélectriques à radio-isotopes de la sonde.
La radioactivité fait peur. Mais tous les rayonnements ne sont pas si dangereux. Le pire de tous est le rayonnement gamma, qui pénètre le plus profondément dans les tissus humains et peut causer des dommages sévères et irréversibles. Le rayonnement bêta n’est pas si dangereux ; une simple feuille d’aluminium ou un écran de plexiglas d’un centimètre d’épaisseur suffit à s’en protéger. Le rayonnement alpha ne traverse pas la peau. Au final, les particules alpha et bêta ne sont dangereuses que si elles arrivent à pénétrer dans l’organisme. À savoir que la première implantation mondiale d’un stimulateur cardiaque alimenté par une batterie isotopique au plutonium 238 a été réalisée à Paris, en 1970.
Les générateurs thermoélectriques à radio-isotope étant des technologies radioactives, leur utilisation sur Terre est considérée comme dangereuse ; ils sont donc réservés à l’astronautique. Néanmoins, il existe une forme d’énergie étroitement liée à cette technologie, qui s’avère encore plus puissante et qui pourrait fonctionner en toute sécurité dans une voiture électrique. Aujourd’hui, l’armée américaine est plus que jamais intéressée par le sujet.
Une énergie puissante, sûre et durable
Le concept imaginé aujourd’hui par l’armée américaine est une sorte de puissance nucléaire regroupant certains des meilleurs aspects des autres types ; elle pourrait ainsi être puissante, sûre et durable. Elle repose sur le fait que les protons et les neutrons d’un élément particulier peuvent être regroupés selon différents « arrangements » dans un noyau atomique (on parle d’isomères nucléaires), chaque arrangement ayant une énergie différente. Les atomes résident généralement dans leur état fondamental, un état d’énergie minimale où ils sont les plus stables. Mais certains demeurent dans un état de haute énergie plus longtemps.
À savoir que le sujet a déjà été abordé il y a une vingtaine d’années, mais soumis à controverse, aucun projet de la sorte n’a vu le jour. En 1998, un scientifique américain, Carl Collins, a réalisé une expérience à partir d’un isomère stable de haute énergie de l’hafnium-178 (fabriqué via un accélérateur de particules). En bombardant cet isomère de rayons X, il est parvenu à le déplacer vers son état fondamental, ce qui a libéré une rafale de rayons gamma. Collins y voyait alors une preuve que les isomères nucléaires pourraient être des sources d’énergie utiles.
De nombreux scientifiques ont toutefois dénigré cette découverte, arguant que la technique nécessitait plus d’énergie qu’elle n’en produisait. D’autres isomères à haute énergie peuvent pourtant contourner le problème. Le tantale-180m, par exemple, existe à l’état naturel dans les gisements de tantale ; l’argent-180m produit, quant à lui, un rayonnement bêta, moins dangereux.
L’approche de Collins consistait à recueillir toute la puissance d’un isomère en une seule fois. Mais il existe, en principe, une méthode différente, qui n’a pas encore été mise en pratique à ce jour. Il serait par exemple possible de stocker un morceau d’isomère radioactif, comme le hafnium-178m2, de haute énergie mais stable, dans un conteneur. Puis, au besoin, une petite quantité de matière serait amenée à son état fondamental pour produire de l’énergie. La technique rappelle celle utilisée à bord de Voyager 2, qui peut être mise en marche à volonté.
James Carroll, du laboratoire de recherche de l’armée américaine, à Adelphi, a cherché à savoir si l’interconversion des isomères de cette manière est possible. Une solution potentielle, proposée pour la première fois en 1976, consiste à envoyer un électron sur un isomère, puis à l’absorber dans une orbite autour du noyau ; la manœuvre incite les protons et les neutrons à se réorganiser. C’est ce qu’on appelle l’« excitation nucléaire par capture d’électrons » (ou NEEC, pour nuclear excitation by electron capture).
Carroll et son équipe ont donc utilisé un accélérateur de particules pour créer un faisceau d’atomes de molybdène-93m, de demi-vie d’environ 7 heures. Le faisceau voyageait à environ 10% de la vitesse de la lumière, soit suffisamment rapidement pour éjecter certains électrons des atomes. Il a ensuite été récupéré dans une cible, où des électrons ont été réinjectés dans les noyaux. L’isomère ainsi créé, moins stable, s’est désintégré si rapidement que les chercheurs n’ont pas pu l’observer ! Ils ont cependant déduit qu’il avait été créé par les rayons gamma qu’il produisait. Ce fut la toute la première démonstration de NEEC, qui fit l’objet d’un article dans Nature en 2018.
Un projet qui intéresse beaucoup l’armée américaine
Un différend entre spécialistes de physique nucléaire demeure concernant la quantité d’énergie qui peut être extraite des isomères radioactifs. Carroll admet que ces éléments sont loin d’être utiles en tant que batteries, mais il reste persuadé qu’il existe d’autres isomères qui pourraient être plus accessibles et plus faciles à exploiter. Le problème est que leurs propriétés exactes sont difficiles à calculer ; seule l’expérimentation peut permettre d’en apprendre davantage sur leurs capacités.
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Et c’est là le nouvel objectif de l’armée américaine : son laboratoire de recherche parraine ainsi le Centre polonais de la recherche nucléaire Świerk, pour explorer les changements d’état des isomères nucléaires. Pour mener ses expériences, l’équipe dirigée par Jacek Rzadkiewicz dispose du réacteur nucléaire polonais Maria, qui peut produire une variété d’isomères différents. « Le but du projet est d’apprendre la nature du processus de chargement des isomères et de leur décharge à la demande », explique Rzadkiewicz. En d’autres termes, le but est de déterminer quels isomères constitueraient la meilleure batterie. L’équipe polonaise étudie le rhénium-186m et l’américium-242m parmi d’autres isomères.
Si elles voient le jour, ce type de batteries permettrait de stocker de gigantesques quantités d’énergie dans un tout petit volume. « Les isomères peuvent stocker de l’énergie avec une capacité allant jusqu’à plusieurs gigajoules par gramme », précise Rzadkiewicz. C’est un million de fois plus que les batteries lithium-ion et des dizaines de milliers de fois plus que l’essence ! Les enjeux de cette recherche sont donc énormes, surtout pour l’armée. Carroll estime qu’un véhicule de l’armée utilisé pour transporter l’équipement des soldats pourrait fonctionner pendant 163 jours avec 1 kilogramme d’américium-242m (la version actuelle fonctionne pendant trois jours avec 20 litres d’essence).
Si les chercheurs identifient des isomères émettant des particules alpha ou bêta, leur utilisation reste envisageable. Reste à miniaturiser la technique ! Pour le moment, ils n’ont aucune idée de la façon dont le déplacement des isomères pourrait être effectué à petite échelle, en dehors d’un accélérateur de particules. En attendant, tout est mis en œuvre pour que ces batteries à très longue durée voient le jour. Peut-être que dans quelques décennies, nous roulerons tous dans des véhicules électriques alimentés par des isomères radioactifs ?