L’Homme n’est pas la seule espèce à manipuler des objets simplement pour le plaisir et se divertir. De nombreux autres mammifères, ainsi que certains oiseaux, ont eux aussi montré des comportements relatifs au jeu. Qu’en est-il des insectes ? Jusqu’à présent, personne n’avait véritablement exploré la question. Une équipe de la Queen Mary University of London apporte aujourd’hui la preuve que les bourdons sont capables de jouer. Cette découverte a des répercussions sur notre compréhension de la sensibilité et du bien-être des insectes, et constituerait la première preuve que les insectes sont capables de jouer.
Le jeu est un phénomène observé chez de nombreuses espèces. Les scientifiques pensent que le fait de jouer contribue à un développement sain des individus et au maintien de leurs capacités cognitives et motrices — ce qui est fondamental pour les stratégies de recherche de nourriture, par exemple. La plupart des cas observés concernent des mammifères ou des oiseaux à gros cerveau, mais peu d’études se sont intéressées aux autres animaux. Et pour cause : il est beaucoup moins aisé de définir et d’étudier un comportement de jeu chez les invertébrés.
Pour être considéré comme tel, le comportement de jeu doit être dénué d’intérêt autre que le divertissement ; il ne doit pas être réalisé pour obtenir de la nourriture, un abri ou un partenaire. Il doit être volontaire, spontané et gratifiant en soi (donc ne pas être associé à une quelconque récompense), répété, mais non stéréotypé. Les actions motrices qu’il mobilise doivent être différentes de celles utilisées pour une fonction bien définie (tentative d’accouplement, recherche de nourriture) et il doit être initié lorsque l’animal est dans un état « détendu ». « Il s’agit de distinguer le jeu d’autres comportements apparemment sans fonction qui sont induits par le stress, tels que les pas répétitifs ou le balancement observés chez les animaux de zoo en cage », précisent les chercheurs.
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Un comportement motivé uniquement par le jeu ?
On distingue généralement trois grandes catégories de comportement de jeu : le jeu social, le jeu locomoteur et le jeu d’objet. Le jeu social comprend des interactions ludiques entre animaux, généralement entre congénères juvéniles. Le jeu locomoteur implique des mouvements corporels intenses et soutenus, comme courir et sauter, sans qu’il y ait un besoin apparent de le faire. Enfin, le jeu d’objets concerne les objets inanimés. De très rares études ont déjà rapporté un semblant de jeu social chez les fourmis et les jeunes guêpes.
Une étude publiée en 2017 a montré que les bourdons pouvaient être entraînés à pousser de petites boules à un endroit défini pour obtenir une récompense alimentaire. Mais au cours de cette expérience, il est apparu que certains bourdons poussaient souvent les boules sans en tirer d’avantage particulier. Cette observation a motivé la présente étude : les bourdons poussaient-ils les boules simplement pour s’amuser ?
Pour le vérifier, les chercheurs ont observé le comportement d’une colonie de 45 bourdons (28 femelles, 17 mâles), âgés de 1 à 23 jours, face à 18 petites boules de bois ; six boules ont été peintes en violets, six autres en jaune et les six dernières ont conservé leur aspect bois d’origine. La ruche était reliée à une arène par un tunnel en acrylique ; ce tunnel menait directement à une zone dégagée, au bout de laquelle se situaient deux mangeoires (contenant du sucre ou du pollen).
De part et d’autre de cette zone libre de tout obstacle se trouvaient deux zones de 9 boules (trois de chaque couleur) ; dans l’une les boules étaient mobiles, dans l’autre elles étaient fixées au sol. Lorsque les insectes sortaient du tunnel, ils avaient la possibilité de parcourir le chemin dégagé pour atteindre les mangeoires ou de dévier de ce chemin vers les zones contenant des boules immobiles et mobiles. L’expérience a duré 3 heures, tous les jours pendant 18 jours. Chaque jour, tous les objets et l’arène expérimentale étaient nettoyés pour éliminer tout signal d’odeur laissé par les insectes.
Des êtres à l’esprit bien plus sophistiqué que l’on croit
L’équipe a observé que les bourdons ont choisi d’entrer dans la zone à boules mobiles 50% plus souvent que dans la zone à boules fixes ; la couleur de boule n’avait aucune influence particulière. Au total, 910 actions de roulement de balle ont été enregistrées. Considérés individuellement, les insectes ont fait rouler les boules de 1 à 117 fois au cours de l’expérience, bien qu’ils ne soient pas incités à le faire ! Le comportement répété suggérait que ce roulement était gratifiant.
L’équipe a également observé que les bourdons plus jeunes, en particulier ceux âgés de 3 à 7 jours, faisaient plus souvent rouler les boules que les plus âgés — reflétant le comportement observé chez les humains et d’autres mammifères, chez qui les jeunes jouent plus volontiers que les plus âgés. L’expérience a montré par ailleurs que les bourdons mâles faisaient rouler les boules plus longtemps que les bourdons femelles. Ceci peut s’expliquer du fait que, dans la nature, les femelles sont chargées de fournir de la nourriture à la colonie ; guidées par leur instinct, elles étaient donc davantage occupées à remplir leur fonction principale qu’à s’amuser, contrairement aux mâles.
Pour vérifier que les insectes déplaçaient les boules uniquement dans un but ludique, les chercheurs ont réalisé une autre expérience au cours de laquelle 42 bourdons ont eu accès alternativement à deux chambres colorées, l’une contenant des boules mobiles et l’autre ne contenant aucun objet (4 heures par jour, pendant 2 jours consécutifs). Lorsqu’on leur a ensuite donné le choix entre les deux chambres, dont aucune ne contenait de boules, les bourdons ont montré une nette préférence pour la couleur précédemment associée à la présence de boules en bois.
Ces résultats montrent bien que le but recherché était purement ludique. Le fait de faire rouler les boules n’a pas contribué à des stratégies de survie et a été réalisé dans des conditions sans stress. « Cela montre, une fois de plus, que malgré leur petite taille et leur minuscule cerveau, [les bourdons] sont plus que de petits êtres robotiques. Ils peuvent en fait éprouver des états émotionnels positifs, même rudimentaires, comme le font d’autres animaux plus grands », a déclaré Samadi Galpayage, doctorante à l’Université Queen Mary de Londres et première auteure de l’étude.
L’esprit des insectes est donc bien plus sophistiqué que nous ne l’imaginons. « Nous produisons des preuves de plus en plus nombreuses de la nécessité de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour protéger les insectes, qui sont à mille lieues des créatures sans cervelle et sans sentiments que l’on croit traditionnellement qu’ils sont », conclut le professeur Lars Chittka, professeur d’écologie sensorielle et comportementale à l’Université Queen Mary de Londres et co-auteur de l’étude.