La capacité de prise de décision des abeilles surpasserait la nôtre en termes de précision et de vitesse. Pour un cerveau dont la taille équivaut à celle d’une graine de sésame, c’est une découverte pour le moins troublante. Cependant, les mécanismes sous-tendant cette performance exceptionnelle sont largement méconnus. Dans une nouvelle étude parue dans la revue eLife, des chercheurs en éclairent les bases et révèlent que l’on pourrait potentiellement transposer cette faculté à nos systèmes robotisés autonomes.
La prise de décision est l’une des pièces maîtresses régissant la cognition. Considérée comme étant la conclusion de l’évaluation de plusieurs possibilités, elle fait partie intégrante de la vie animale. Elle influence notamment leur capacité à interagir avec l’environnement et est déterminante pour la survie.
Au sein d’une ruche, chaque abeille joue un rôle bien défini dont l’exécution nécessite des prises de décisions complexes, afin de ne pas compromettre la coordination et l’intégrité de l’essaim. Pour ce faire, elles doivent travailler rapidement et efficacement en choisissant avec une incroyable précision notamment quelle zone et quelle fleur explorer — et ce tout en évitant au maximum les prédateurs. Elles se dirigent par le biais de minuscules variations de couleurs et d’odeurs afin de décider quelle fleur butiner. Ces décisions — en apparence simples — font intervenir des systèmes sensoriels complexes, la mémorisation ainsi que des systèmes moteurs.
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Chaque erreur, même la plus anodine, pourrait non seulement être coûteuse en énergie, mais également en termes de survie (pour l’abeille et pour la ruche). Pendant qu’elle vole, l’abeille pourrait en effet être attaquée par des oiseaux ou d’autres insectes volants plus imposants, tandis des araignées et d’autres animaux rampants (pouvant se camoufler parmi les fleurs) pourrait la dévorer pendant qu’elle butine. Elle doit également choisir les meilleurs itinéraires à la fois pour se nourrir et pour semer les prédateurs (et ne pas prendre le risque de les guider vers la ruche).
Afin de maintenir un subtil équilibre entre l’évaluation des risques et l’efficacité de travail, les abeilles ne disposent que d’un minuscule cerveau comprenant moins d’un million de neurones. « Et pourtant, elles peuvent prendre des décisions plus rapidement et avec plus de précision que nous », déclare Andrew Barron, chercheur à l’Université de Sheffield (au Royaume-Uni) et coauteur de la nouvelle étude. D’après l’expert, « un robot programmé pour faire le travail d’une abeille aurait besoin de la supervision d’un superordinateur ».
Concevoir des robots inspirés de la nature
Décrypter les mécanismes sous-jacents régissant les remarquables capacités de prise de décision des abeilles pourrait aider à concevoir de meilleurs systèmes automatisés. En effet, en passant par des millions d’années d’évolution, les abeilles sont parvenues à se doter d’un cerveau incroyablement efficace pour leurs tâches, confiné dans un espace extrêmement réduit et ne nécessitant que très peu d’énergie.
À l’instar de nombreux appareils inspirés de la nature (tels que les avions), Barron est ses collègues suggèrent que les systèmes d’intelligence artificielle (IA) alimentant les futurs robots pourraient suivre le même exemple. Des algorithmes inspirés des réseaux cérébraux des insectes pourraient un jour permettre aux robots de se déplacer de manière entièrement autonome, sans besoin d’un système de guidage à distance.
Il faut notamment garder à l’esprit que les robots actuels dits « autonomes » nécessitent tout de même un soutien informatique à distance. Même les technologies robotiques de pointe telles que les drones et les rovers sur Mars doivent être en communication sans fil avec un centre de données pour pouvoir se déplacer et effectuer des tâches. « Cette voie technologique ne permettra jamais à un drone d’explorer véritablement Mars en toute autonomie », indique Barron.
Une capacité comparable à celle des primates
Pour décrypter la capacité de prise de décision des abeilles, les chercheurs en ont relâché 20 dans un jardin à fleurs artificielles de 5 couleurs différentes. Les fleurs bleues contenaient du sirop de sucre, les vertes une solution de quinine (avec un goût amer) et les fleurs d’autres couleurs (rouge, jaune, violet) contenaient du glucose (préféré par les abeilles). Les insectes ont été incités à associer chaque couleur à une probabilité de récompense (liquide sucré) ou de punition (liquide amer). Elles ont également été relâchées dans un jardin où les fleurs ne contenaient que de l’eau distillée.
Dans un deuxième temps, les abeilles ont effectué des tests de navigation à « preuves réduites ». Au cours de cette étape, les couleurs des fleurs étaient ambiguës, dans la mesure où elles comprenaient différents mélanges des couleurs précédentes. Des tests de probabilité de « récompense réduite » — où les liquides sucrés étaient moins disponibles — ont aussi été effectués.
Chaque temps de prise décision a ensuite été chronométré, pour chaque abeille. Pour suivre la totalité de leurs déplacements, les chercheurs ont visionné plus de 40 heures de vidéo. Le temps de réponse et les taux de précision ont révélé un modèle complexe de processus décisionnels. Il a notamment été constaté que si les abeilles étaient convaincues de la bonne ou de la mauvaise qualité d’une fleur, leur prise de décision pour la butiner ou non ne prenait en moyenne que 0,6 seconde. Si elles n’étaient pas sûres de la qualité de la fleur, la décision leur prenait 1,4 seconde.
Ainsi, la rapidité avec laquelle les abeilles prenaient des décisions dépendait à la fois de la qualité des preuves et de la probabilité de la récompense. Une telle subtilité serait comparable à la prise de décision chez les primates et témoigne de l’incroyable cognition des abeilles. Mais en vue de la densité de leur cerveau, l’on pourrait penser que les abeilles possèdent des mécanismes cérébraux dont la performance est bien supérieure à la nôtre.
En développant un modèle informatique visant à reproduire le processus décisionnel des abeilles, les chercheurs ont découvert que la structure obtenue était fortement similaire à celle retrouvée au niveau du cerveau d’autres insectes. « Notre modèle propose un système de prise de décision autonome robuste avec une application potentielle en robotique », indiquent-ils dans leur étude.