Comme tout un chacun a parfois envie de pouvoir lire les pensées d’autrui, beaucoup de patrons aimeraient sans aucun doute entrer dans la tête de leurs employés. Imaginez : un casque qui lit et analyse les pensées d’un individu, alors qu’il effectue ses tâches quotidiennes… En réalité, la technologie existe déjà. Plusieurs entreprises travaillent sur le concept, avançant que leur dispositif rendra les employés plus heureux et plus productifs.
Serons-nous tous demain équipés d’un scanner cérébral sur notre lieu de travail ? Les quelques entreprises qui travaillent sur le sujet en sont convaincues. Dans tous les secteurs d’activité, les données collectées à l’aide de capteurs neuronaux pourraient permettre d’améliorer le bien-être, mais surtout, la productivité des travailleurs. Ces capteurs ne peuvent pas lire les pensées bien sûr, mais sont capables de détecter l’activité électrique des différentes zones cérébrales et d’en déduire les émotion ou les réactions associées.
Les dispositifs existants ou en cours de développement s’appuient tous sur l’électroencéphalographie (EEG), inventée il y a plus d’un siècle. Elle consiste à mesurer l’activité électrique du cerveau au moyen d’électrodes placées sur le cuir chevelu ; plus il y a d’électrodes, meilleure est la résolution spatiale des lectures — ce qui signifie qu’il est possible de déterminer quels neurones sont associés à quels signaux électriques. Alors que la technologie était longtemps réservée aux applications médicales et neuroscientifiques, elle est désormais accessible au plus grand nombre.
Une prise de décision beaucoup plus rapide
La technologie a en effet beaucoup évolué : aujourd’hui, moins d’électrodes (ou canaux) sont nécessaires pour collecter des données pertinentes et elles ne nécessitent plus de gel conducteur pour assurer la capture des signaux. En outre, les progrès de l’intelligence artificielle ont grandement facilité l’interprétation des données. Ainsi, la neurotechnologie est désormais adaptée aux applications commerciales. Le marché est en fait en plein essor, et de nombreuses entreprises commencent à investir.
Un certain nombre d’entreprises ont vu le jour ces dernières années pour proposer aux employeurs de tels dispositifs, à l’image d’InnerEye, une société israélienne qui propose d’éliminer toute indécision chez les travailleurs qui deviennent dès lors plus rapides que jamais, ou encore Emotiv, une start-up de la Silicon Valley, qui offre de surveiller l’état mental des employés sur leur lieu de travail ou à distance, grâce à des casques EEG sans fil.
InnerEye affirme que ses casques à sept canaux combinent l’apprentissage automatique avec le pouvoir inné de l’esprit humain. « En connectant les humains et les machines, InnerEye combine le meilleur des deux mondes », annonce le site officiel de la société. La technologie d’InnerEye exploite les performances du cerveau humain, tout en contournant la nécessité d’enregistrer les réponses de l’utilisateur (via la parole ou un simple appui sur un bouton) : le dispositif « lit » directement les signaux de reconnaissance visuelle à partir du cerveau.
Sergueï Vaisman, vice-président R&D d’InnerEye, s’est livré à une expérience pour IEEE Spectrum : équipé d’un casque EEG, face à un écran d’ordinateur, il a simplement regardé des images de bagages provenant d’un scanner à rayons X d’aéroport, qui défilaient très rapidement (à raison de trois images par seconde). L’objectif était d’y repérer des armes. À l’issue de la série, l’écran a affiché uniquement les images « sélectionnées » par le cerveau de Vaisman, dont la plupart contenaient effectivement des armes à feu. Selon lui, le processus de prise de décision pour déterminer s’il y a une arme à feu dans des images complexes comme celles-ci ne prend que 300 millisecondes, rapporte IEEE Spectrum.
Un suivi du stress pour améliorer le bien-être
Alors que le cerveau est capable de traiter l’imagerie visuelle très rapidement, les processus cognitifs et moteurs qui accompagnent la prise de décision — soit planifier, puis exécuter une réponse — prennent beaucoup plus de temps. C’est tout l’intérêt du dispositif d’InnerEye : accéder directement à la sortie du traitement visuel pour un résultat plus rapide. Ainsi, le casque produit des résultats aussi précis qu’un humain le ferait lors de la reconnaissance et du marquage manuel des images, mais beaucoup plus rapidement.
À savoir que le dispositif a déjà été testé pour identifier diverses « cibles » : des tumeurs sur des images médicales, des défauts sur des produits, des plantes malades, etc. Si la prise de décision s’effectue presque sans réfléchir, les utilisateurs doivent néanmoins être formés au préalable pour identifier la cible donnée et rester concentrés ; si l’utilisateur cligne des yeux ou cesse de se concentrer momentanément, le système le détecte et affiche à nouveau les images manquées.
En quoi cette approche est-elle plus efficace qu’un simple classificateur d’images à base d’intelligence artificielle ? Il s’avère que le cerveau humain est capable de détecter quelque chose d’inhabituel même s’il ne sait pas exactement de quoi il s’agit. « Nous pouvons voir cette incertitude dans les ondes cérébrales », a déclaré Amir Geva, fondateur et directeur de la technologie d’InnerEye. En cela, il est incontestablement plus performant qu’une IA.
Le système MN8 conçu par Emotiv sert un tout autre objectif : ces oreillettes Bluetooth à deux canaux d’EEG permettent de mesurer et d’analyser les changements dans les niveaux de stress et d’attention des employés. Ces derniers peuvent ainsi suivre et mieux comprendre leur état mental et cognitif, tandis que les responsables collectent des données agrégées et anonymes sur leurs équipes — ce qui leur permet potentiellement de modifier les méthodes et/ou les workflows pour améliorer le bien-être et les performances de leur personnel. Le système peut même proposer aux utilisateurs de faire une pause en cas de stress durable. « Je pense qu’il est raisonnable d’imaginer que dans cinq ans, ce [brain tracking] sera assez omniprésent », a déclaré à IEEE Spectrum Tan Le, PDG et cofondatrice d’Emotiv.
Doit-on s’attendre à des dérives ? Il est important de noter que ces dispositifs sont à distinguer du « bossware », un domaine en pleine expansion visant à offrir une surveillance accrue des employés alors que le travail à distance prend de l’ampleur. Néanmoins, le risque de dérive n’est pas nul : si une entreprise se concentre initialement sur le bien-être de ses employés, il n’est pas impossible que les données collectées servent finalement à mesurer les performances et la productivité de chacun.
Les travailleurs peuvent ainsi craindre que leurs employeurs utilisent les données contre eux. Karen Rommelfanger, fondatrice de l’Institut de neuroéthique, partage cette inquiétude : « Je pense que les employeurs sont très intéressés par l’utilisation de ces technologies. Je ne sais pas s’il y a un intérêt significatif de la part des employés ».