Les théoriciens pensent que notre cerveau génère constamment des prédictions implicites, permettant d’orienter le traitement de l’information. Selon cette théorie, lorsque nous lisons ou que nous écoutons notre interlocuteur, nous essayons sans cesse de deviner le mot suivant. De telles prédictions ont été observées dans le cadre de la compréhension du langage, mais les conditions et le niveau de traitement de ces prédictions restaient jusqu’ici obscurs. Des chercheurs se sont penchés sur la question et démontrent que notre cerveau prédit spontanément et continuellement le langage à plusieurs niveaux d’abstraction.
La compréhension du langage parlé implique de transformer le flux acoustique en phonèmes, et de les organiser de manière à leur donner du sens. Des théoriciens ont suggéré que le cerveau utilise la prédiction pour guider l’interprétation de ces entrées sonores — de la même manière que l’outil d’autocomplétion de votre téléphone vous suggère différents termes à mesure que vous tapez un message. Cependant, le rôle de la prédiction dans le traitement du langage reste contesté. Des chercheurs néerlandais, de l’Institut Max Planck de psycholinguistique, ont récemment tenté d’éclairer ce débat.
Selon eux, notre cerveau serait une véritable machine à prédictions, capable de comparer en permanence les informations sensorielles qui lui parviennent (telles que les images, les sons et le langage) avec des prédictions internes. « Cette idée théorique est extrêmement populaire en neurosciences, mais les preuves existantes à son sujet sont souvent indirectes et limitées à des situations artificielles », explique Micha Heilbron, premier auteur de l’étude. En effet, la plupart des recherches effectuées dans ce domaine reposaient sur la répétition de motifs visuels ou sonores basiques, qui ne reflétaient pas vraiment les situations du quotidien.
Un phénomène spontané et permanent
Si le cerveau montrait bel et bien des capacités de prédiction, Heilbron et ses collaborateurs ont souhaité vérifier s’il en était de même dans un cadre plus naturel, dans lequel le cerveau était amené à traiter des informations « inattendues ». Pour ce faire, ils ont analysé les enregistrements cérébraux de participants écoutant des livres audio (des histoires d’Hemingway ou de Sherlock Holmes) ; en parallèle, ils ont utilisé un réseau neuronal profond (le GPT-2 créé par OpenAI) pour quantifier précisément les prédictions contextuelles. Concrètement, il s’agissait d’analyser les textes écoutés afin de calculer le degré d’imprévisibilité de chaque mot.
Les chercheurs ont constaté que les réponses du cerveau sont continuellement modulées par les prédictions linguistiques, et ce, à plusieurs niveaux d’abstraction. « Nous observons des prédictions au niveau du sens, de la grammaire, des mots et des sons de la parole », écrivent-ils dans leur étude. Ils ont également noté que les prédictions de haut niveau (les mots) peuvent informer celles de bas niveau (les phonèmes), ce qui suggère que le cerveau se livre à un traitement prédictif hiérarchique.
Ainsi, pour chaque mot ou son, le cerveau établit des prévisions statistiques détaillées et s’avère extrêmement sensible au degré d’imprévisibilité : la réponse du cerveau est plus forte lorsqu’un mot est inattendu dans le contexte. Comme le remarque l’équipe, ce résultat n’est pas très surprenant : il vous est sans doute déjà arrivé de compléter mentalement les phrases d’un interlocuteur qui parle lentement ou qui peine à trouver ses mots. « Mais ce que nous avons montré ici, c’est que ce phénomène est permanent. Notre cerveau est constamment en train de deviner les mots ; la machinerie prédictive est toujours en marche », soulignent les chercheurs.
Une prédiction à plusieurs niveaux d’abstraction
Les chercheurs assimilent ainsi notre cerveau à un logiciel de reconnaissance vocale — ce dernier reposant sur l’intelligence artificielle pour prédire et identifier les mots prononcés. La principale différence entre les deux est que le cerveau est capable de faire des prédictions au-delà des mots en tant que tels : il est également capable de prédire spontanément le langage au niveau du sens ou de la grammaire, par exemple.
Les entreprises technologiques s’intéressent de près à cette capacité pour s’en inspirer et améliorer leurs outils de reconnaissance vocale ou de reconnaissance d’images. Heilbron cherche quant à lui à élucider ces mécanismes de prédiction à un niveau fondamental et étudie également comment le cerveau réalise ses prédictions à partir de perceptions visuelles et d’autres formes de perceptions auditives, comme la musique. « J’aimerais vraiment comprendre précisément comment cela fonctionne et le tester dans différentes situations », a-t-il déclaré.
Lars Muckli, professeur de neurosciences au Center for Cognitive Neuroimaging de Glasgow, s’intéresse lui aussi aux prédictions visuelles du cerveau. En 2017, grâce à des techniques d’imagerie cérébrale, son équipe et lui ont mis en évidence le fait que le cerveau prédit en permanence ce que nos yeux vont observer et met à jour ces prédictions en fonction de la situation. « Le cerveau ne répond pas à chaque situation avec une feuille blanche, mais avec beaucoup de prédictions. […] Il s’agit essentiellement d’une machine de prédiction qui optimise ses propres prédictions de l’environnement dans lequel il navigue », déclarait-il dans une interview en 2018. Le scientifique avançait déjà à l’époque que le cerveau crée en permanence un modèle interne de ce qui va se passer.
L’étude de Heilbron révèle un nouvel aspect des capacités prédictives du cerveau, suggérant que ce dernier agit de cette façon pour tous les types d’informations sensorielles extérieures qu’il perçoit.