Chaque fois que nous regardons quelque chose, l’image rétinienne correspondante change en permanence. Ceci pour plusieurs raisons : notre tête et nos yeux bougent continuellement, nous clignons régulièrement des yeux, ce qui induit un changement d’angle de vision, ainsi qu’un changement de lumière, sans compter que la « scène » observée peut elle-même être en mouvement. Pourtant, tout ce que nous regardons nous paraît incroyablement net et stable, ce qui a longtemps intrigué les scientifiques. Deux chercheurs montrent aujourd’hui que notre cerveau génère en réalité une illusion visuelle, qui repose sur un « lissage » des perceptions passées.
Les premières explications qui furent apportées à l’apparente stabilité du monde qui nous entoure reposaient sur ce que les spécialistes appellent une « cécité d’inattention », qui désigne le fait que lorsque trop d’éléments visuels mobilisent l’attention d’un individu, il n’est plus capable de percevoir certains autres stimuli ; on atteint dans ce cas les limites de capacité de la mémoire visuelle à court terme. Ainsi, bien que les images rétiniennes des objets fluctuent, nous serions incapables de percevoir ce changement.
Dans un article publié dans Science Advances, Mauro Manassi et David Whitney, du Département de psychologie de l’Université de Californie, apportent une explication alternative au phénomène, qui repose sur un mécanisme de stabilisation particulier. Ils expliquent que le cerveau n’analyse pas chaque instantané visuel, mais fait en permanence une moyenne de ce que nos yeux ont perçu dans les 15 dernières secondes. « La représentation de l’objet est continuellement fusionnée au fil du temps, et la conséquence est une stabilité illusoire dans laquelle l’apparence de l’objet est biaisée vers le passé », écrivent-ils.
Un mécanisme qui permet au cerveau de « s’économiser »
« Si nos cerveaux se mettaient constamment à jour en temps réel, le monde ressemblerait à un endroit chaotique avec des fluctuations constantes de lumière, d’ombre et de mouvement », expliquent les deux chercheurs dans The Conversation.
Pour étayer leur hypothèse, ils ont mené une expérience sur trois groupes distincts de 44, 45 et 47 participants. Ils ont présenté aux deux premiers groupes l’image d’un visage statique, enfant ou adulte (13 et 25,5 ans, respectivement), entouré d’un cadre bleu ; ces visages servant de référence. Le troisième groupe a regardé un film montrant un visage vieillir progressivement (le visage de départ et le visage final étant les mêmes que ceux présentés aux deux autres groupes) ; les participants ont ensuite dû estimer l’âge du dernier visage affiché, qui apparaissait lui aussi dans un cadre bleu — ils n’ont été informés de la tâche d’évaluation de l’âge qu’après avoir visionné le film.
Résultat : les participants du troisième groupe ont presque systématiquement sous-évalué l’âge du visage affiché, rapportant l’âge du visage présenté 15 secondes auparavant. De même, une autre expérience similaire, avec cette fois-ci le film d’un visage qui rajeunissait, a montré que le jeune visage final était jugé beaucoup plus âgé qu’il ne l’était réellement. Dans les deux cas, l’écart était de cinq ans en moyenne.
Pour illustrer le fonctionnement de ce mécanisme de stabilisation, les chercheurs proposent la vidéo suivante, dans laquelle le visage du côté gauche vieillit lentement pendant 30 secondes (on passe de 13 à 25 ans), mais il est particulièrement difficile de remarquer toute l’ampleur du changement. Le visage paraît vieillir plus lentement qu’en réalité. En effet, le cerveau nous renvoie constamment l’image du visage tel qu’on l’a perçu dans les 10 à 15 secondes précédentes. C’est ce lissage visuel qui permet de stabiliser notre perception.
Les deux spécialistes soulignent que le cerveau fonctionne ainsi pour « s’économiser ». Il serait en effet trop laborieux de gérer chaque instantané visuel. « Nous recyclons les informations du passé, car elles sont plus efficaces, plus rapides et nécessitent moins de travail », précisent-ils.
Une dépendance sérielle qui peut avoir de lourdes conséquences
En conclusion, notre perception visuelle est biaisée : ce que nous croyons voir à un instant t n’est pas tout à fait conforme à la réalité et s’appuie sur notre expérience visuelle passée. Mais ce mécanisme, qui repose sur ce que les experts nomment des champs de continuité, est finalement indispensable pour que nous profitions d’une expérience visuelle fluide. Manassi et Whitney expliquent que c’est la raison pour laquelle, lorsque nous regardons un film, on ne perçoit pas les changements subtils qui peuvent survenir (tels que le remplacement des acteurs par leurs doublures par exemple). Sans cette capacité cérébrale particulière, nous serions constamment submergés d’informations visuelles.
Les mécanismes des champs de continuité favorisent non seulement une représentation continue et stable du monde, mais ils réduisent le nombre de calculs neuronaux potentiels pour chaque objet perçu, en recyclant des caractéristiques et des objets précédemment perçus. Cela permet au système visuel d’exploiter les redondances temporelles naturelles, soulignent les chercheurs, qui mettent ainsi en évidence la « dépendance sérielle » du cerveau.
Malheureusement, ce mécanisme peut aussi avoir des conséquences indésirables. Une étude publiée l’an dernier s’est notamment intéressée au rôle de la dépendance sérielle dans les jugements des radiologues, qui sont amenés à regarder et analyser des centaines d’images pour y repérer des anomalies. Or, cette étude a montré que les jugements perceptuels des radiologues sont biaisés par la dépendance sérielle : la reconnaissance des lésions ou autres anomalies est biaisée par leur expérience visuelle passée, ce qui peut potentiellement entraîner des erreurs de diagnostic. « Il est important de se rappeler que les jugements que nous portons chaque jour ne sont pas totalement basés sur le présent, mais dépendent fortement de ce que nous avons vu dans le passé », concluent les deux experts.