Avec l’augmentation de la durée des missions spatiales, l’autonomie devient l’un des facteurs de stress majeurs qui nécessitent une attention particulière. C’est pourquoi plusieurs expériences ont déjà été menées pour examiner le comportement humain dans des conditions d’isolement. Parmi elles, deux simulations, de 17 et 120 jours, réalisées dans le cadre du projet international Scientific International Research in Unique Terrestrial Station (SIRIUS) à l’Institut des problèmes biomédicaux de Moscou : ces expériences ont confirmé que l’isolement prolongé peut conduire à un phénomène de « détachement » de la part des astronautes, qui pourraient ne plus suivre les recommandations du centre de contrôle de mission.
Un voyage vers Mars plongera les astronautes sélectionnés dans des conditions particulièrement stressantes (dues en partie au fait que les ressources à bord seront limitées, sans ravitaillement possible) et les retards de communication diminueront inévitablement l’efficacité du soutien psychologique fourni à l’équipage depuis la Terre. Il est donc essentiel de comprendre les effets psychologiques d’un tel stress sur le comportement et les activités d’un petit groupe isolé, afin de sélectionner au mieux les astronautes qui feront partie de l’aventure.
Dans le cadre du projet Mars-500 — un programme expérimental russe, mené de 2009 à 2011, simulant les conditions d’un aller-retour sur Mars —, il est apparu que l’augmentation progressive de l’autonomie, associée à la perte de l’image visuelle de la Terre, peut influencer négativement l’humeur, le moral et l’activité globale de l’équipage, induisant une pensée de groupe : c’est le phénomène de « détachement ». Or, ce détachement pourrait conduire à une rébellion des membres d’équipage vis-à-vis des instructions données à distance par le centre de contrôle de mission (CCM).
Un retard de communication qui pousse à la rupture
Au cours de l’expérience Mars-500, les informations données par l’équipage au CCM (sur leurs problèmes et besoins) diminuaient peu à peu et les participants prenaient davantage de décisions importantes en toute autonomie. Cette autonomie croissante a été déterminée par le fait qu’après adaptation à l’isolement, les participants ont réalisé qu’ils étaient capables de résoudre les problèmes émergents seuls, sans nuire au protocole de mission. Les données de l’expérience ont par ailleurs révélé que le fait de ne pas pouvoir communiquer en instantané avec le CCM pour satisfaire un besoin immédiat d’information a suscité une certaine méfiance et une rupture du circuit d’information établi au préalable entre les deux parties.
Les résultats de cette expérience ont donc confirmé les inquiétudes concernant un éventuel effet néfaste du retard de communication sur la qualité des échanges. Cependant, le petit échantillon statistique sur lequel ces résultats ont été obtenus a nécessité des recherches supplémentaires. C’est pourquoi deux nouvelles expériences d’isolement, de 17 et 120 jours respectivement, ont été menées à l’Institut des problèmes biomédicaux, d’octobre à novembre 2017 et de mars à juillet 2019.
Six volontaires ont participé à l’isolement de 17 jours (SIRIUS-17) : trois femmes russes âgées de 28 à 37 ans et trois hommes âgés de 33 à 44 ans (deux russes et un allemand). L’expérience d’isolement de 120 jours (SIRIUS-19) a impliqué trois femmes russes âgées de 29 à 33 ans et trois hommes âgés de 31 à 44 ans (un russe et deux américains). La principale différence avec l’expérience Mars-500 était que les études SIRIUS impliquaient un équipage mixte, notent les chercheurs. L’objectif restait le même : étudier l’influence de divers facteurs défavorables (isolement à long terme, retard de communication, stress, cohésion de l’équipage et différences de genre) sur le comportement communicatif du groupe.
Une forte cohésion de groupe observée à terme
La mission SIRIUS-19 comprenait différentes étapes : un vol vers la Lune suivi d’un survol pour rechercher un site d’alunissage, un alunissage de 6 jours de quatre membres d’équipage pour les opérations de surface, la télécommande du rover lunaire pour préparer la base, puis le vol de retour.
Les principales sources de données pour l’analyse de la communication entre l’équipage et le CCM étaient les conférences de planification quotidiennes (matin et soir) et d’autres messages vidéo enregistrés et envoyés par l’équipage ; les chercheurs se sont également livrés à l’analyse des expressions faciales et des caractéristiques acoustiques de la parole des membres d’équipage.
Au cours des 10 premiers jours d’isolement, la communication audio entre l’équipage et le CCM était très soutenue : 320 sessions de conversations d’une durée totale de 11h. Au cours des 10 derniers jours de l’expérience, lorsque la communication audio était à nouveau possible, les échanges se limitaient à 34 sessions de conversations d’une durée totale de 1h17. Comme dans l’expérience Mars-500, la simulation d’atterrissage à mi-chemin de l’isolement a provoqué une augmentation temporaire des communications avec le CCM. En dehors de cette étape particulière, l’analyse du contenu des communications audio et vidéo a montré une diminution de l’expression des besoins et des problèmes de l’équipage tout au long de l’expérience, précisent les chercheurs.
L’étude des expressions faciales dans les messages vidéo des sujets a révélé une diminution de l’émotivité générale dans la communication. Les scientifiques ont également relevé quelques différences dans les styles de communication entre les hommes et les femmes : les déclarations des femmes avaient plus souvent une connotation émotionnelle (positive ou négative) ; elles ont plus souvent informé le CCM des problèmes existants et étaient aussi plus susceptibles de fournir et de rechercher du soutien.
À la fin de l’expérience, il y avait une nette convergence des styles de communication de tous les membres de l’équipage et aussi une augmentation de la cohésion du groupe. Si cette « harmonie » est sans aucun doute essentielle pour établir une éventuelle colonie humaine sur une autre planète, ces résultats inquiètent les chercheurs. En effet, moins l’équipage communique avec le CCM, moins ce dernier sera en mesure de comprendre les problèmes qui pourraient survenir, ce qui « entrave la capacité du contrôle de mission à fournir un soutien », a déclaré Dmitry Shved, chercheur principal à la Russian Academy of Sciences et co-auteur de l’étude. Le scientifique estime par ailleurs que les astronautes pourraient devenir si indépendants qu’ils se détacheraient complètement des autorités directrices sur Terre.
Mais davantage de données sont nécessaires pour tirer des conclusions définitives et l’équipe continue ses recherches. La mission SIRIUS-21 a commencé le 4 novembre dernier ; trois hommes et trois femmes ont été isolés pour une période de huit mois, lors de laquelle ils devront simuler une mission lunaire. De même, la NASA prévoit plusieurs missions similaires, visant à simuler des séjours d’un an à la surface de Mars ; la première de la série devrait débuter à l’automne 2022.