Nos souvenirs sont stockés dans le cerveau dans des ensembles neuronaux spécifiques appelés cellules engrammes. Le mécanisme moléculaire à l’origine de la formation de souvenirs demeurait jusqu’à présent mystérieux. Mais une étude menée par des chercheurs du MIT montre que le codage de ces souvenirs est contrôlé par un remodelage à grande échelle de la chromatine des cellules.
Lorsque le cerveau enregistre un souvenir, les cellules engrammes sont par la suite réactivées chaque fois que l’on se remémore ce souvenir. Des neuroscientifiques ont découvert qu’un important remodelage s’effectue alors au niveau moléculaire, pour permettre à certains gènes spécifiques associés à ce souvenir de devenir momentanément plus actifs.
Une « vague de gènes » mobilisée pour un souvenir
Concrètement, les chercheurs ont constaté que des modifications au niveau de la densité et de la disposition de la chromatine — une structure compacte au sein de laquelle est empaqueté l’ADN — peuvent contrôler le degré d’activité de gènes spécifiques dans une cellule donnée. Le mécanisme se déroulerait en plusieurs étapes, réparties sur plusieurs jours. « Cet article est le premier à vraiment révéler ce processus très mystérieux d’activation de différentes vagues de gènes, et quel est le mécanisme épigénétique sous-jacent à ce phénomène », déclare Li-Huei Tsai, directeur du Picower Institute for Learning and Memory et auteur principal de l’étude.
Les cellules engrammes sont principalement localisées dans l’hippocampe, mais aussi dans d’autres parties du cerveau. Des études récentes ont montré que ces cellules formaient plusieurs réseaux, chacun étant associé à un souvenir particulier. Lorsque l’on fait appel à sa mémoire, ces réseaux sont alors réactivés.
Comment se déroule « l’enregistrement » d’un souvenir ? Au tout premier stade de la formation d’un souvenir, des gènes spécifiques — appelés gènes précoces immédiats — sont activés dans les cellules engrammes. Ces gènes reviennent ensuite rapidement à des niveaux d’activité normaux. Les mécanismes moléculaires qui sont à la base du codage et de la récupération des souvenirs restaient toutefois à élucider.
Selon Asaf Marco, second auteur principal de l’étude, la formation et la préservation d’un souvenir sont des événements très délicats et coordonnés, qui peuvent s’étaler sur des heures, des jours, voire des mois ; mais une incertitude demeure sur cette durée. Une chose est sûre, des pics d’expression génique et de synthèse de protéines se produisent au cours du processus, ce qui rend les connexions entre les neurones concernés plus fortes et plus rapides.
Tsai et Marco ont suggéré que ces vagues d’expression génique pouvaient être contrôlées par des modifications épigénétiques au niveau de la chromatine : des altérations chimiques de cette structure donneraient accès (ou non) à un gène en particulier. Des études antérieures dirigées par Tsai ont en effet montré que lorsque les enzymes qui rendent la chromatine inaccessible sont trop actives, elles peuvent interférer avec la capacité à former de nouveaux souvenirs.
Pour mieux comprendre la « gestion » des souvenirs, les chercheurs ont donc entrepris d’étudier les changements épigénétiques qui se produisent dans les cellules engrammes au fil du temps. Pour cela, ils ont utilisé des souris génétiquement modifiées, dont les cellules engrammes de l’hippocampe sont marquées à l’aide d’une protéine fluorescente lorsqu’un souvenir se forme. Ces souris ont reçu un léger choc à la patte, qu’elles ont appris à associer à la cage dans laquelle s’était produit l’événement. Le marquage fluorescent a permis aux spécialistes de tracer les neurones impliqués dans la formation de ce souvenir, puis d’observer ce qu’il se passait au fil du temps.
Un souvenir qui resurgit grâce à des amplificateurs
Les chercheurs ont ainsi découvert que, juste après la formation du souvenir, de nombreuses régions de l’ADN subissaient des modifications au niveau de la chromatine : celle-ci devenait plus lâche, rendant l’ADN momentanément plus accessible. Étrangement, dans les régions concernées, les segments d’ADN ne contenaient aucun gène ; elles renfermaient des séquences non codantes, des « amplificateurs » chargés d’activer les gènes. À ce stade du processus, il s’avère que les modifications de la chromatine n’avaient aucun effet sur l’expression des gènes.
Cinq jours après la formation du souvenir, les scientifiques se sont livrés à une nouvelle analyse des cellules engrammes. Ils ont alors remarqué qu’au fur et à mesure que les souvenirs se consolidaient pendant cette courte période, la structure 3D de la chromatine avait changé : les amplificateurs s’étaient rapprochés de leurs gènes cibles. Ceux-ci n’étaient toujours pas activés, mais cette nouvelle configuration leur permettait potentiellement d’être exprimés dès que le souvenir serait à nouveau sollicité.
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L’hypothèse s’est vérifiée lors d’une dernière expérience : les chercheurs ont replacé certaines des souris dans la cage où elles avaient reçu le choc, de manière à réactiver ce mauvais souvenir. En observant leurs cellules engrammes, ils ont constaté que les amplificateurs interagissaient alors fréquemment avec leurs gènes cibles, entraînant une augmentation de l’expression de ces gènes.
De nombreux gènes activés pendant le rappel de la mémoire sont impliqués dans la promotion de la synthèse des protéines au niveau des synapses, aidant les neurones à renforcer leurs connexions avec d’autres neurones. Les chercheurs ont également découvert que les dendrites des neurones — les extensions ramifiées qui reçoivent des entrées d’autres neurones — développaient plus d’épines ; ce qui constitue une nouvelle preuve que leurs connexions étaient renforcées.
Marco souligne que cette étude est la première à montrer que la formation de la mémoire est guidée par des amplificateurs génétiques, qui stimulent l’expression des gènes lorsqu’un souvenir est rappelé. Tout d’abord, les amplificateurs deviennent plus accessibles, puis dans une seconde phase, ils interagissent physiquement avec les gènes. Les chercheurs ont par la même occasion montré que l’architecture 3D du génome joue un rôle majeur dans l’orchestration de l’expression des gènes.
L’équipe envisage à présent d’étudier comment la chromatine des cellules engrammes est affectée par la maladie d’Alzheimer. Des travaux antérieurs dirigés par Tsai ont d’ores et déjà montré que le traitement d’une souris atteinte de la maladie d’Alzheimer avec un inhibiteur HDAC (histone désacétylase) — un médicament qui aide à remodeler la chromatine pour rendre l’ADN accessible — peut contribuer à restaurer les souvenirs perdus. Ces recherches sur la formation et la mobilisation des souvenirs apportent donc de nouveaux éléments pour la mise au point d’un traitement contre la maladie.