Dans le but de mieux comprendre les circuits précis des cellules cérébrales qui orchestrent l’ensemble de nos comportements quotidiens, une équipe de Caltech a développé une nouvelle « boîte à outils » génétique leur permettant de visualiser en temps réel l’activité des neurones de minuscules méduses. Leur travail permet non seulement de comprendre le système nerveux de ces animaux, mais peut aider à améliorer notre compréhension de systèmes neuronaux plus complexes.
Le cerveau humain possède 100 milliards de neurones, reliés les uns aux autres par 100 000 milliards de connexions. Il est donc incroyablement difficile pour les neuroscientifiques de comprendre quels circuits précis interviennent dans chacune de nos actions ou émotions. Pour tenter d’obtenir quelques éléments de réponse, des chercheurs de Caltech ont entrepris de modifier génétiquement de minuscules méduses, Clytia hemisphaerica, pour véritablement pouvoir observer le fonctionnement de leur système nerveux.
Les méduses sont des organismes à symétrie radiale, sans cerveau, qui sont apparus il y a plus de 500 millions d’années. Leurs comportements reposent sur des interactions coordonnées entre les différentes parties de leur corps, qui fonctionnent de manière autonome. Les chercheurs ont modifié leurs méduses de manière à ce que leurs neurones brillent individuellement d’une lumière fluorescente dès lors qu’ils sont actifs. Les méduses étant transparentes, il était facile pour les chercheurs d’observer leur activité neuronale dans différents contextes.
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Un système nerveux décentralisé
L’objectif était ainsi de « lire » dans l’esprit des méduses lorsqu’elles se nourrissent, nagent, échappent aux prédateurs, etc., pour comprendre comment leur « cerveau » — relativement simple par rapport à d’autres espèces — parvient à coordonner leurs comportements. De prime abord, le choix de l’animal peut paraître surprenant ; en effet, du point de vue génétique, la plupart des organismes couramment utilisés comme modèles de laboratoires (souris, poissons, mouches, vers) sont tous plus étroitement liés les uns aux autres qu’à une méduse.
Mais c’est justement cet éloignement qui a suscité l’intérêt des scientifiques. « [Les méduses] nous laissent poser des questions telles que : existe-t-il des principes de neuroscience communs à tous les systèmes nerveux ? Ou, à quoi auraient pu ressembler les premiers systèmes nerveux ? », explique Brady Weissbourd, spécialiste en génie biologique au CalTech et premier auteur de l’étude. Le fait que ces animaux soient petits et transparents constitue également un atout indéniable pour mener des recherches en neurosciences. « Vous pouvez placer une méduse vivante entière sous un microscope et avoir accès à l’ensemble du système nerveux en une seule fois », ajoute le chercheur.
Ce qui différencie principalement les méduses d’autres espèces réside dans le fait que son système nerveux n’est pas centralisé : les quelque 10 000 neurones qui le composent sont répartis dans l’ensemble de son corps (ils ne sont donc pas regroupés dans un cerveau et une moelle épinière comme dans le corps humain). Par conséquent, chaque partie de son corps peut fonctionner de manière autonome ; la bouche d’une méduse retirée chirurgicalement peut par exemple continuer à fonctionner même sans le reste du corps. Ce système nerveux atypique a tout de même permis aux méduses de subsister pendant des centaines de millions d’années, c’est pourquoi il intéresse tant les scientifiques.
À l’aide de nouveaux outils génétiques, les chercheurs ont commencé par examiner les circuits neuronaux associés aux comportements alimentaires de l’animal. Il se trouve que quand la méduse se nourrit, elle rapproche le tentacule tenant la proie vers sa bouche, tout en approchant simultanément sa bouche du tentacule. L’équipe cherchait à comprendre comment le système nerveux de l’animal parvenait à coordonner ces deux mouvements.
Un comportement contrôlé par un sous-réseau neuronal
En observant les signaux lumineux émis par les neurones à ce moment précis, les chercheurs ont remarqué qu’un sous-réseau de neurones, produisant un neuropeptide particulier (de type RFamide), était responsable du mouvement permettant le transfert de la nourriture vers la bouche. En outre, contre toute attente, le réseau de neurones situé au niveau de l’ombrelle — le « chapeau » de la méduse — a affiché un certain degré d’organisation, alors que les scientifiques étaient persuadés qu’il était totalement non structuré. « [Ce réseau] est en fait subdivisé en parcelles de neurones actifs organisées en parts, comme les parts d’une pizza », explique David Anderson, directeur du Chen Institute for Neuroscience de Caltech et co-auteur de l’étude.
Lorsqu’une méduse attrape une proie avec l’un de ses tentacules, les neurones de « la part de pizza » la plus proche de ce tentacule s’activent en premier, ce qui a pour effet de replier cette partie de l’ombrelle vers l’intérieur du corps pour amener la nourriture vers la bouche, explique le spécialiste. Un phénomène qui n’a pu être observé que grâce aux modifications génétiques réalisées par l’équipe. Les chercheurs ont rapporté par ailleurs que l’ablation des neurones peptidergiques a privé les méduses de cette capacité à se nourrir ; en revanche, les fonctions de mobilité et de défense demeuraient intactes.
Comprendre comment les tentacules, l’ombrelle et la bouche se coordonnent entre eux permettra aux chercheurs d’aborder des problèmes plus larges concernant la fonction de la modularité au sein des systèmes nerveux et en particulier, la façon dont ces modules se coordonnent. De telles méduses transgéniques permettent d’imager totalement leur organisme et l’ablation éventuelle de sous-types de neurones spécifiques, ce qui permet d’envisager diverses expérimentations. « Dans des travaux futurs, nous aimerions utiliser cette méduse comme une plateforme traçable pour comprendre précisément comment le comportement est généré par des systèmes neuronaux entiers », conclut Weissbourd.