Établir le plan détaillé de l’ensemble des connexions neuronales d’un cerveau — ce que l’on appelle un connectome — est une tâche particulièrement complexe. À ce jour, seuls trois connectomes complets ont été réalisés, pour des organismes dotés de quelques centaines de neurones seulement. Une équipe de chercheurs a cette fois réussi à établir le connectome du cerveau d’une larve de drosophile, qui possède un nombre beaucoup plus élevé de neurones et une structure cérébrale bien plus complexe. Cette carte cérébrale pourra servir de base à de nombreuses études en neuroscience.
Une carte à haute résolution représentant les différentes connexions neuronales permet de comprendre comment le cerveau génère le comportement. « Si nous voulons comprendre qui nous sommes et comment nous pensons, il faut notamment comprendre le mécanisme de la pensée. Et la clé de cette compréhension est de savoir comment les neurones se connectent entre eux », explique Joshua T. Vogelstein, ingénieur biomédical à l’Université Johns Hopkins, spécialiste en connectomique et auteur principal de l’étude présentant le nouveau connectome.
La tâche consiste à imager un cerveau entier par microscopie électronique, en le coupant en centaines ou milliers d’échantillons de tissus individuels, puis à reconstruire l’ensemble des circuits neuronaux à partir de ces données. À ce jour, seuls trois connectomes ont été établis de la sorte : celui du nématode C. elegans, de la larve de l’ascidie Ciona intestinalis et de l’annélide marin Platynereis dumerilii — des organismes au cerveau relativement « simple ». Concernant les organismes dotés de cerveaux plus grands (insectes, poissons, mammifères), seules certaines régions isolées, ne représentant qu’une infime fraction du cerveau total, ont pu être cartographiées jusqu’à présent.
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La carte cérébrale la plus avancée à ce jour
Pour la première fois, des chercheurs sont parvenus à générer le connectome complet d’un petit insecte, la larve de la mouche du vinaigre (Drosophila melanogaster). C’est la carte la plus complète et la plus étendue d’un cerveau d’insecte jamais réalisée : elle comprend 3016 neurones et 548 000 synapses ! Il se trouve que cet animal est un modèle idéal, car il possède un riche répertoire comportemental, y compris des comportements d’apprentissage et de prise de décision ; son connectome permettra d’éclairer les rôles fonctionnels de chaque type de neurones et leur implication dans ces différents comportements.
Les chercheurs ont pu effectuer une analyse détaillée de l’architecture des circuits cérébraux, y compris des types de connexions et de neurones ; ils ont également examiné les interactions entre les deux hémisphères et entre le cerveau et la moelle épinière. Sur la base de la connectivité synaptique, l’équipe est parvenue à regrouper hiérarchiquement les neurones en 93 types distincts ; les neurones de chaque type partageaient plusieurs caractéristiques, telles que la morphologie et la fonction.
Ils ont constaté que les circuits les plus actifs du cerveau comprennent les neurones d’entrée et de sortie du centre d’apprentissage. Plus précisément, ils ont découvert que la plupart (73%) des nœuds d’entrée-sortie étaient postsynaptiques au centre d’apprentissage ou présynaptiques aux neurones dopaminergiques qui stimulent l’apprentissage. L’équipe a également pu observer comment certains neuronaux se projetaient à travers les hémisphères cérébraux, facilitant la communication au sein et entre ces deux parties du cerveau.
Les chercheurs expliquent avoir développé un algorithme permettant de suivre la propagation du signal à l’échelle du cerveau à travers les voies polysynaptiques ; ils ont ainsi pu analyser les voies de rétroaction (du sensoriel à la sortie), l’intégration multisensorielle et les interactions entre hémisphères. « Nous avons constaté une intégration multisensorielle étendue dans l’ensemble du cerveau et de multiples voies interconnectées de profondeur variable entre les neurones sensoriels et les neurones de sortie, formant un réseau de traitement distribué », rapportent-ils dans Science.
Le fruit de 12 années d’imagerie et d’analyse de données
La larve de mouche du vinaigre présente des structures cérébrales similaires à celles de la drosophile adulte et d’autres insectes de plus grande taille. Son connectome cérébral complet constitue ainsi une base solide pour de futures études expérimentales et théoriques sur les fonctions cérébrales. « L’approche et les outils informatiques générés dans cette étude faciliteront l’analyse des futurs connectomes », ajoute l’équipe.
Il a cependant fallu plus d’une décennie (12 ans) pour générer ce connectome complet ! L’imagerie à elle seule a pris environ une journée par neurone, précise l’équipe. Or, on estime que le cerveau d’une souris est un million de fois plus gros que celui d’une larve de drosophile. Malgré l’ampleur de la tâche, il se pourrait que des chercheurs s’attaquent au cerveau des souris au cours de la prochaine décennie.
En attendant, d’autres équipes travaillent déjà sur la carte cérébrale de la mouche du vinaigre adulte. Cette dernière, comparée au connectome de la larve, pourrait révéler des différences ou similitudes importantes entre les connexions neuronales dans le cerveau adulte et larvaire. En revanche, vu la complexité de ce travail, il est peu probable qu’un cerveau plus similaire au cerveau humain soit cartographié dans un avenir proche.
Bien que les détails de l’organisation du cerveau diffèrent à travers le règne animal, de nombreuses architectures de circuits neuronaux sont conservées. Ainsi, à mesure que les connectomes cérébraux d’autres organismes seront cartographiés à l’avenir, les comparaisons entre eux révéleront des architectures communes — et donc potentiellement optimales — , ainsi que les architectures qui sous-tendent les différences comportementales entre les organismes.
Enfin, au cours de ces travaux, l’équipe a remarqué que certaines caractéristiques des circuits neuronaux rappelaient de manière frappante des architectures d’apprentissage automatique. L’analyse future des similitudes et des différences entre les cerveaux et les réseaux neuronaux artificiels pourrait donc aider à comprendre les principes de calcul du cerveau et peut-être inspirer de nouvelles architectures d’apprentissage automatique, concluent les chercheurs.
« Ce que nous avons appris sur le code des mouches du vinaigre aura des implications sur le code des humains. C’est ce que nous voulons comprendre : comment écrire un programme qui mène à un réseau cérébral humain », a déclaré Vogelstein.