Des chercheurs reproduisent le puissant pigment permettant aux poulpes de se camoufler

Des applications potentielles en sciences des matériaux et en cosmétique sont envisagées.

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Un poulpe se camouflant dans le sable du fond marin. | Charlotte Seid/UC San Diego
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Des chercheurs sont parvenus à produire en grandes quantités de la xanthommatine, le pigment utilisé par les poulpes et autres céphalopodes pour se camoufler, en utilisant des bactéries génétiquement modifiées. Si les précédentes approches permettaient d’obtenir quelques milligrammes par litre de substrat, la nouvelle technique a permis de produire jusqu’à 1000 fois plus de composé. Ces résultats pourraient ouvrir la voie à des applications intéressantes en science des matériaux et en cosmétique.

Les poulpes, les calmars, les seiches et autres céphalopodes sont célèbres pour leur incroyable capacité à se fondre dans leur environnement, en changeant la couleur — un phénomène appelé homochromie — et la texture de leur peau. Chez le poulpe par exemple, l’homochromie se déclenche en fonction de son humeur et de son environnement immédiat. Cette faculté repose sur des types spécifiques de cellules contractiles et colorées, appelées chromatophores, capables de modifier instantanément leur pigmentation ou de se doter de petites excroissances pour imiter la texture du milieu.

Le changement de couleur chez les poulpes est généralement utilisé pour échapper aux prédateurs en imitant la couleur du sable ou des rochers, voire en reproduisant celle et la silhouette de poissons venimeux comme la rascasse volante (Pterois volitans). Certains vont jusqu’à copier la teinte et les motifs de leurs congénères hautement toxiques, telle la pieuvre à anneaux bleus.

La xanthommatine constitue l’un des principaux pigments naturels responsables de cette faculté de changement de couleur. Outre les céphalopodes, on la retrouve chez certains arthropodes et autres insectes, où elle contribue, par exemple, à l’orange éclatant des ailes des papillons monarques (Danaus plexippus) ou au rouge vif du corps des libellules et des yeux des mouches.

Cependant, malgré ses propriétés remarquables, la xanthommatine demeure mal caractérisée, principalement en raison des difficultés d’approvisionnement. La collecte de ce polymère complexe dans la nature est délicate — pour des raisons à la fois environnementales et éthiques — tandis que sa synthèse en laboratoire s’avère laborieuse et offre des rendements modestes.

Une équipe de l’Université de Californie à San Diego a mis au point une nouvelle technique permettant de produire le pigment en grande quantité à partir de bactéries. « Nous avons mis au point une nouvelle méthode qui nous permet, pour la première fois, de produire une substance — en l’occurrence la xanthommatine — au sein d’une bactérie », explique dans un billet de blog Bradley Moore, auteur principal de l’étude et chimiste marin affilié à l’Institut d’océanographie Scripps ainsi qu’à l’École de pharmacie et des sciences pharmaceutiques Skaggs de l’Université de Californie à San Diego.

« Ce pigment naturel confère aux pieuvres et aux calmars leur capacité de camouflage — un atout extraordinaire — et notre avancée dans la production de cette substance n’est que la partie émergée de l’iceberg », ajoute-t-il.

Des bactéries reprogrammées pour produire le pigment en masse

Pour produire le pigment, les chercheurs ont utilisé la Pseudomonas putida, une bactérie du sol en forme de bâtonnet, dotée d’un métabolisme polyvalent et aisément modifiable sur le plan génétique. Toutefois, la production d’un composé naturellement absent chez les micro-organismes demeure complexe, même pour P. putida, car elle entraîne une surcharge métabolique. Sans modification génétique notable, ces bactéries rechignent à détourner leurs ressources vitales pour synthétiser une molécule qui n’est pas essentielle à leur survie.

Pour surmonter cet obstacle, les chercheurs ont eu recours à une technique dite de « biosynthèse couplée à la croissance », qui permet aux P. putida de produire de la xanthommatine sans compromettre leur survie. « Il nous fallait une approche totalement inédite pour résoudre ce problème », explique Leah Bushin, auteure principale de l’étude, aujourd’hui professeure à l’université Stanford et ancienne chercheuse postdoctorale au laboratoire de Bradley Moore à l’Institut d’océanographie Scripps. « En résumé, nous avons trouvé un moyen d’amener les bactéries à produire davantage du matériau dont nous avions besoin », poursuit-elle.

Pour ce faire, les chercheurs ont conçu une cellule « affaiblie » génétiquement modifiée dont la survie dépend de la production à la fois du pigment et d’acide formique. La cellule produit une molécule de xanthommatine pour chaque molécule d’acide formique synthétisée. Cette dernière alimente ensuite la croissance cellulaire, créant une boucle de rétroaction qui stimule la production du pigment.

« Nous avons fait en sorte que l’activité de cette voie métabolique — c’est-à-dire la synthèse du composé d’intérêt — soit absolument essentielle à la vie. Si l’organisme ne produit pas de xanthommatine, il ne se développera pas », explique Bushin.

Un rendement inédit et des perspectives multiples

Les résultats, publiés dans la revue Nature Biotechnology, montrent que la technique permet d’obtenir entre un et trois grammes de pigment par litre de substrat. À titre de comparaison, les méthodes chimiques classiques n’en produisent que cinq milligrammes par litre au maximum.

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Les échantillons prélevés tout au long de la fermentation bactérienne montrent une accumulation progressive du pigment xanthommatine au fil du temps. © María Alván-Varga/UC San Diego

Pour accroître encore le rendement, l’équipe a eu recours à des outils d’optimisation génétique, en initiant deux cycles d’évolution adaptative. Des outils bioinformatiques personnalisés ont également été utilisés pour identifier les mutations clés. Celles-ci permettent aux bactéries d’accroître leur efficacité à produire le pigment à partir d’une seule source d’énergie.

« Notre approche technologique novatrice a permis un bond en avant considérable en matière de capacité de production. Cette nouvelle méthode résout un problème d’approvisionnement et pourrait désormais rendre ce biomatériau beaucoup plus accessible », souligne Moore.

Et bien que les résultats demeurent préliminaires, ils auraient, selon les chercheurs, suscité un vif intérêt du département de la Défense américain et de plusieurs entreprises de cosmétiques. Les premiers souhaitent explorer les propriétés de camouflage naturel du composé, tandis que les seconds envisagent de l’intégrer dans des crèmes solaires. D’autres secteurs industriels y voient déjà des applications potentielles dans les peintures domestiques à couleur changeante et les capteurs environnementaux.

Vidéo de présentation de l’étude: 

Source : Nature Biotechnology
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