Les ordinateurs quantiques sont capables de résoudre des calculs extrêmement complexes en un temps record et de ce fait, pourraient faire progresser la recherche dans bien des domaines (cryptographie, intelligence artificielle, physique des particules, etc.). Mais à ce jour, les quelques ordinateurs quantiques existants sont sujets aux erreurs et sont peu adaptés aux applications pratiques. Les scientifiques tentent donc encore de trouver la meilleure architecture de qubit pour contourner ces problèmes. Une équipe du laboratoire national d’Argonne du Département américain de l’énergie est peut-être sur la piste.
Alors que les ordinateurs classiques reposent sur des bits de 0 ou 1, un ordinateur quantique utilise des qubits, qui peuvent être simultanément 0 et 1 — grâce à la propriété de superposition quantique — ce qui permet de repousser les limites du calcul standard. Plusieurs projets en cours tentent de construire et de maintenir des qubits viables pour les réunir dans un circuit quantique. Le Quantum System One, l’ordinateur quantique d’IBM inauguré l’an dernier, repose par exemple sur des circuits supraconducteurs (c’est également l’approche choisie par Google). D’autres utilisent des qubits photoniques ou encore des ions piégés confinés à l’aide de champs électromagnétiques.
Les chercheurs du laboratoire national d’Argonne présentent aujourd’hui une toute nouvelle approche, qui selon eux, pourrait mener au « qubit idéal ». Ils ont mis au point une nouvelle plateforme de qubits, basée sur des électrons uniques isolés, piégés sur une surface de néon solide ultrapure dans le vide. Les chercheurs ont congelé du gaz néon à très basse température, puis ont pulvérisé des électrons à partir du filament d’une ampoule sur le solide, pour finir par piéger un seul électron. Ce système très prometteur pourrait être développé en blocs de construction idéaux pour les futurs ordinateurs quantiques.
Un gaz inerte pour limiter les perturbations
Pour réaliser un ordinateur quantique utile, les exigences de qualité des qubits sont extrêmement élevées. Pour commencer, le « qubit idéal » doit pouvoir rester dans un état simultané (0 et 1) sur une longue durée (de l’ordre de la seconde), ce que les scientifiques appellent la cohérence. Ensuite, le qubit doit pouvoir passer d’un état à l’autre en un laps de temps extrêmement court, de l’ordre de la nanoseconde. Enfin, ce qubit doit pouvoir être relié à plusieurs autres qubits pour qu’ils puissent travailler en parallèle — ce que l’on désigne par le terme d’intrication ou d’enchevêtrement quantique.
La principale difficulté réside dans le fait que les qubits sont très sensibles aux perturbations de leur environnement. L’équipe du laboratoire d’Argonne a donc choisi de piéger un électron sur une surface de néon solide ultrapure dans le vide — le néon étant un gaz inerte. « En raison de cette inertie, le néon solide peut servir de solide le plus propre possible dans le vide pour accueillir et protéger les qubits contre toute perturbation », explique Dafei Jin, chercheur au Center for Nanoscale Materials et co-auteur de l’étude présentant la plateforme.
À noter que de précédentes recherches impliquaient un support à base d’hélium liquide pour piéger les électrons, mais les vibrations de la surface du liquide pouvaient facilement perturber l’état des électrons et donc compromettre les performances du qubit. La surface de néon solide s’avère beaucoup plus résistante aux interférences.
L’équipe précise qu’un autre composant clé de leur plateforme de qubits, indispensable pour envisager une utilisation pratique du système, est un résonateur supraconducteur sur puce (que l’on pourrait comparer à un four à micro-ondes miniature) : ce résonateur est en fait destiné à manipuler les électrons piégés, notamment pour lire l’état du qubit. « Il concentre l’interaction entre le qubit et le signal micro-ondes. Cela nous permet d’effectuer des mesures indiquant le bon fonctionnement du qubit », précise Kater Murch, professeur de physique à l’Université Washington de Saint-Louis et co-auteur principal de l’article.
Des performances proches de l’état de l’art
Les chercheurs rapportent qu’ils ont pu obtenir pour la première fois un couplage fort entre un électron isolé dans un environnement proche du vide et un photo micro-ondes unique dans le résonateur. Ce résultat suggère qu’il pourrait être possible d’utiliser des photons micro-ondes pour contrôler chaque qubit électronique et d’en relier plusieurs dans un processeur quantique.
L’équipe a testé sa plateforme dans un instrument appelé réfrigérateur à dilution, un dispositif cryogénique qui peut atteindre une température quasi équivalente au zéro absolu. Des opérations en temps réel ont été menées sur un qubit électronique pour caractériser ses propriétés quantiques : les chercheurs rapportent un temps de relaxation énergétique de 15 μs et un temps de cohérence de phase de 200 ns.
Certes, étant donné les conditions de température nécessaires, nous sommes encore loin d’une application réellement pratique du dispositif, mais les valeurs obtenues en termes de cohérence sont déjà tout à fait honorables par rapport aux qubits développés via d’autres approches. « Ces résultats indiquent que le qubit électron-sur-néon solide a déjà des performances proches de l’état de l’art pour un qubit chargé », notent les chercheurs dans Nature.
Ces tests ont démontré que le néon solide fournit un environnement robuste pour l’électron, avec un très faible bruit électrique pour le perturber. Mais il ne s’agit que de tests préliminaires et l’équipe envisage à présent d’optimiser sa plateforme pour améliorer encore les temps de cohérence. En outre, ils espèrent pouvoir rapidement la mettre à l’échelle de plusieurs qubits intriqués. Même s’ils affirment que leur objectif n’est pas de concurrencer les entreprises telles que Google ou IBM dans ce domaine, ils pensent que leur technologie pourrait être la plus prometteuse.
Non seulement cette nouvelle approche semble produire des qubits fiables et durables, mais elle présente un autre atout non négligeable : sa simplicité de conception devrait entraîner des coûts de fabrication réduits. « Il semblerait qu’un qubit idéal soit peut-être à l’horizon », conclut Jin.