Pour la première fois, des scientifiques ont observé des condensats de Bose-Einstein, soit « le cinquième état de la matière » pendant plus d’une seconde, dans l’espace. Cette expérience inédite pourrait aider à résoudre les problèmes quantiques les plus complexes.
C’est à bord de la Station spatiale internationale qu’une équipe de scientifiques de la NASA s’est lancée dans l’étude des condensats de Bose-Einstein ; en effet, ces états sont particulièrement difficiles à observer sur Terre, à cause de la force gravitationnelle. Après plusieurs mois de recherche, ils viennent de dévoiler les premiers résultats de leurs expériences dans la revue Nature.
Un état difficilement observable sur Terre
Les condensats de Bose-Einstein (BEC) — dont l’existence avait été prédite par Albert Einstein et le mathématicien indien Satyendranath Bose il y a près d’un siècle — se forment lorsque des bosons (des particules subatomiques de spin entier) sont refroidis à un niveau proche du zéro absolu (0 °K, soit -273,15 °C). Dans cet état, ces particules occupent un unique état quantique, de plus basse énergie, qui les dotent de propriétés quantiques particulières. Ainsi, ces condensats constituent un cinquième état de la matière (après l’état solide, liquide, gazeux et les plasmas).
Les BEC ont été observés pour la première fois il y a 25 ans. Pour les experts, ils constituent une sorte de milieu intermédiaire entre le monde macroscopique, où siègent des forces physiques telles que la gravité, et le monde microscopique où s’appliquent les lois de la mécanique quantique. Si le sujet intéresse tant les scientifiques, c’est parce que les BEC pourraient contenir des indices essentiels à la compréhension de certains phénomènes mystérieux, tels que l’énergie noire, qui serait à l’origine de l’expansion de l’Univers.
Mais il n’est pas facile d’étudier cet état particulier de la matière : la moindre interaction avec le monde extérieur suffit à réchauffer les BEC au-delà de leur seuil de condensation… Ainsi, il est quasiment impossible de les étudier sur Terre : la force de gravité interfère avec les champs magnétiques qui sont nécessaires à les maintenir en place pendant l’observation. C’est pourquoi une équipe de scientifiques est montée à bord de la Station spatiale internationale pour pouvoir étudier ces BEC loin de toutes contraintes terrestres. « La microgravité nous permet de confiner des atomes avec des forces beaucoup plus faibles, car nous n’avons pas à compenser la gravité », a déclaré à l’AFP Robert Thompson, du California Institute for Technology.
Tandis que les laboratoires terrestres permettent d’obtenir des BEC pendant quelques millisecondes à peine, les scientifiques à bord de l’ISS sont parvenus à maintenir des BEC stables pendant plus d’une seconde ! Une première pour l’équipe, qui a pu recueillir de plus amples données sur ces états quantiques et en étudier plus précisément les propriétés. En outre, la microgravité des lieux a permis de manipuler les atomes dans des champs magnétiques plus faibles ; de ce fait, le point de refroidissement a été atteint plus rapidement et l’imagerie s’en est trouvée améliorée.
Des conditions d’observation uniques
Cette prouesse a été réalisée au sein du Cold Atom Lab, un microlaboratoire spatial installé par la NASA à bord de l’ISS en mai 2018, et dédié à la réalisation d’expériences sous froid extrême et en microgravité. Les BEC créés ont été obtenus à partir de rubidium (37Rb), un métal alcalin mou et argenté, similaire au potassium.
Comment observer ce cinquième état de la matière ? Il faut tout d’abord refroidir des bosons à un niveau proche du zéro absolu, à l’aide de lasers pour les stabiliser (plus les atomes se déplacent lentement, plus ils se refroidissent). Lorsque les bosons perdent de la chaleur, un champ magnétique est utilisé pour les empêcher de bouger et l’onde de chaque particule se dilate. L’objectif étant d’entasser des dizaines de milliers de bosons dans un « piège » microscopique, de manière à ce que leurs ondes respectives se chevauchent jusqu’à former une seule et unique onde de matière (voir vidéo).
Les scientifiques ne disposent que d’un instant infime pour étudier le condensat qui s’est formé, car dès que le piège est ouvert, les atomes commencent à se repousser et le BEC devient trop étendu pour être détecté.
Mais le problème ne se pose pas, ou plutôt, il se pose moins dans l’espace : grâce à la microgravité ambiante, Thompson et son équipe ont pu créer des BEC dans des pièges beaucoup moins volumineux que sur Terre. De ce fait, ils ont pu bénéficier d’un peu plus de temps pour observer les condensats avant que ceux-ci ne se dissipent complètement.
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Plus important encore, comme le précise Thompson, ils ont eu la possibilité d’observer les atomes alors qu’ils « flottaient » en dehors du piège, aucunement perturbés par des forces extérieures. À noter que plusieurs études antérieures consistaient à émuler l’effet de l’apesanteur sur les BEC, au moyen d’appareils simulant une chute libre. Le tout premier BEC créé dans l’espace date du 23 janvier 2017, date à laquelle fut lancée la sonde spatiale MAIUS-1 : pendant les six minutes de vol de la fusée, des scientifiques ont mené pas moins de 110 expériences, lors desquelles ils ont pu créer des BEC.
David Aveline, chef de l’équipe de recherche, se réjouit de cet exploit. Il souligne que cette observation des BEC en microgravité ouvre la voie à plusieurs applications, notamment dans le cadre de tests de relativité générale ou de recherches sur l’énergie noire.