Pour établir une première base habitée sur Mars, envoyer au moins une centaine de personnes semblait constituer une bonne initiative selon des études antérieures. Cependant, ces estimations ne tenaient pas compte d’aspects essentiels pour la réussite de la mission, notamment psychologiques et comportementaux. Sur la base de ces variables, le chiffre idéal pour établir une colonie initiale stable sur le long terme passe à 22 personnes, suggère une nouvelle modélisation.
L’établissement d’une base habitée sur Mars constitue un défi d’ingénierie extrêmement complexe. Étant donné les contraintes en matière de temps et de charge utile, le nombre de personnes pouvant être envoyées sur la planète est limité. L’inhospitalité de son environnement fait que les astronautes seront fortement dépendants de l’approvisionnement terrestre, ainsi que de technologies hautement performantes pour la production à long terme d’oxygène.
Une étude de 2020 a suggéré que les technologies en cours de développement permettraient d’envoyer un premier groupe de 110 personnes pour occuper le premier avant-poste habité sur la planète. Cependant, cette estimation ne tenait pas compte des interactions sociocomportementales et psychologiques, essentielles à l’autonomie et à la survie d’un groupe en milieu hostile et isolé.
« Les groupes humains sont des systèmes complexes où le résultat n’est pas la somme de ses parties, mais est synergique. Tout système social présente des propriétés d’adaptabilité, d’émergence et de dynamique non linéaire », explique l’une des coauteures de la nouvelle étude, Anamaria Berea, professeure agréée de sciences informatiques et de données à l’Université George Mason (en Virginie). Or, « nous avons souvent tendance à traiter les humains comme de simples nombres ou des particules dépourvues d’incitations personnelles, d’hétérogénéité et d’adaptabilité », précise-t-elle.
Dans leur document en prépublication disponible sur le serveur arXiv, les chercheurs de George Mason ont voulu vérifier les résultats de l’étude de 2020, en ajoutant des variables psychologiques pour les membres de l’équipage. L’objectif était d’établir des estimations réalistes sur la faisabilité d’une mission habitée et de longue durée sur Mars. Les résultats fournissent des données supplémentaires concernant les conditions démographiques et la dynamique de groupe nécessaires à sa réussite.
Un taux de mortalité plus élevé pour les membres névrotiques
Mis à part les défis techniques liés aux missions en milieux hostiles, il a été constaté que l’inconfort psychologique généré ne se cantonnait pas uniquement au groupe, mais était spécifique à chaque membre. Les recherches conduisant à cette conclusion ont porté sur les équipages de sous-marins nucléaires, d’équipes d’expédition en Arctique, de différentes missions spatiales depuis les années 1960, ainsi que de déploiements militaires en zones de conflit. Sur les missions de longues durées, une augmentation linéaire et constante de la tension au sein du groupe a été observée. Compte tenu de la distance et du grand nombre de données potentiellement inconnues, les futures missions vers Mars seront beaucoup plus laborieuses d’un point de vue psychologique.
Dans le cadre de leur étude, Berea et ses collègues se sont appuyés sur une modélisation dite « basée sur les agents (ABM) », par le biais d’un logiciel « open source » appelé NetLogo. Notamment, les calculs se basent sur des attributs ou des caractéristiques individuelles pertinentes pour une situation réelle, ainsi que des règles d’interactions entre les individus. Cette technique permet de représenter des phénomènes complexes représentatifs de la réalité et d’explorer un large éventail de scénarios susceptibles de se produire. « Ceci est particulièrement utile pour les systèmes où les phénomènes causaux directs ne sont pas facilement déduits des données ou expériences, et pour les systèmes où nous avons des interactions entre les agents et divers environnements », explique Berea.
Sur la base des recherches susmentionnées sur les performances des équipages sous stress et en conditions extrêmes, un ensemble équivalent de données pour les colons martiens (capacité d’adaptation et de gestion du stress, résilience, …) ainsi que différentes variables environnementales et médicales, ont été introduits dans le logiciel de simulation. Pour les missions sous-marines par exemple, il a été démontré que la motivation et l’orientation personnelle étaient associées à une meilleure capacité d’adaptation. Les membres de l’équipage s’adaptaient par le biais de l’optimisme et de l’humour cynique. Avoir occasionnellement un peu d’intimité (avoir sa propre cabine ou son propre lit) était également très important.
Dans la simulation de la colonie martienne, chaque avatar s’est vu attribuer l’une de ces quatre caractéristiques psychologiques : névrotique (excessivement préoccupé pour des sujets mineurs), réactif, sociable et agréable. Chacun devait se déplacer au niveau de la base, dormir, travailler en groupe et interagir avec les autres et produire et consommer des ressources. En cas de pénurie, leur santé se détériorait et ceux qui mourraient étaient directement retirés de la simulation. Ces pertes étaient remplacées toutes les 78 semaines par les biais d’une cargaison provenant de la Terre, apportant à chaque fois 4 nouveaux membres avec leurs propres traits de personnalité. Les accidents et les retards de réapprovisionnement impactent considérablement le groupe, en générant un stress supplémentaire.
Les simulations ont été réexécutées 5 fois sur une période estimative de 28 années terrestres. La taille initiale de la colonie allait de 10 à 170 individus. Les résultats ont révélé que les membres névrotiques avaient un taux de mortalité beaucoup plus élevé et ceux d’un tempérament agréable survivaient plus longtemps. En atteignant un nombre suffisamment bas (22 personnes), le groupe commence à se stabiliser et à gagner en autonomie et en viabilité, suggère l’étude.
Ces résultats soulignent l’importance de considérer les facteurs comportementaux et psychologiques pour une mission aussi rude et éloignée que l’exploration martienne. « Nous voulions montrer que si nous négligeons les aspects sociaux, comportementaux et psychologiques des explorations spatiales, nous pouvons nous tromper dans nos estimations, prédictions et projections », conclut Berea. Ces aspects seront déterminants pour le succès d’une telle entreprise.