Le succès évolutif des crapauds modernes, qui a permis à ces amphibiens d’étendre leur présence à presque tous les continents, tiendrait aux glandes venimeuses situées derrière leurs yeux, selon une récente étude. Ce trait, leur conférant une défense efficace contre les prédateurs, serait apparu peu après leur départ d’Amérique du Sud, parallèlement à une croissance exponentielle de leur diversité. Cela suggère une remarquable capacité d’adaptation et d’expansion pour des animaux a priori limités d’un point de vue biologique.
La répartition des espèces vivantes sur Terre a été façonnée pendant des centaines de millions d’années par son histoire géologique et l’évolution des traits biologiques. La tectonique des plaques et le mouvement des continents ont joué un rôle clé dans la dispersion et la diversification régionale des espèces.
Cependant, si l’histoire géologique de la planète et l’évolution des traits sont largement reconnues comme des facteurs majeurs de la répartition des espèces, elles sont généralement étudiées séparément. En d’autres termes, la manière dont ces deux forces ont conjointement influencé la dispersion des espèces demeure encore mal comprise.
Apparus quelques millions d’années après la disparition des dinosaures
Dans le cadre d’une nouvelle étude publiée cette semaine dans la revue Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, une équipe internationale de chercheurs suggère que les crapauds modernes (famille des Bufonidae) pourraient combler certaines lacunes dans la compréhension des modèles de dispersion des espèces.
Comptant aujourd’hui près de 56 genres et plus de 700 espèces connues, ils se distinguent par leur grande capacité d’invasion et de colonisation. Originaires d’Amérique du Sud, ils se sont dispersés à travers tous les continents (à l’exception de l’Antarctique) et occupent des habitats allant des déserts aux forêts tropicales, en passant par les toundras tempérées. Ils regroupent aussi bien des espèces terrestres qu’arboricoles ou fouisseuses. Ils sont parvenus, par exemple, à coloniser des régions isolées depuis des millions d’années comme l’Australie, Madagascar ou les îles Mascareignes (Maurice et La Réunion).
Afin de comprendre comment leurs traits ont évolué pour leur permettre d’occuper de nouveaux continents, l’équipe de l’étude a analysé des échantillons d’ADN provenant de 124 espèces réparties en Afrique, en Asie, en Europe, en Amérique du Sud, en Amérique du Nord et en Océanie. Ces données ont été complétées avec celles issues de bases de données existantes portant sur des centaines d’autres espèces.
Des modélisations informatiques ont permis de traiter ces données et de retracer la dispersion géologique des crapauds sur plusieurs dizaines de millions d’années. Ce travail a identifié à quels moments les traits conférant des avantages évolutifs sont apparus et quand de nouvelles espèces ont émergé. Les résultats indiquent que les crapauds modernes sont apparus en Amérique du Sud il y a environ 61 millions d’années, soit quelques millions d’années seulement après la disparition des dinosaures. Selon une hypothèse, ils auraient pu traverser l’océan Atlantique pour se disperser vers l’Afrique et l’Europe, ce qui reste surprenant puisqu’ils ne sont pas de très bons nageurs et tolèrent mal l’eau salée.
D’autres théories suggèrent qu’ils auraient plutôt gagné l’Amérique du Nord en passant par l’Amérique centrale avant d’atteindre l’Europe et l’Asie. Leur traversée aurait pu s’effectuer sur des radeaux de végétation flottante, illustrant une étonnante capacité d’adaptation pour des animaux incapables de bien nager et peu résistants à l’eau salée.

Un avantage clé apparu après la dispersion hors d’Amérique du Sud
Les analyses ont révélé que le nombre d’espèces a considérablement augmenté après leur dispersion hors de leur continent d’origine, ce qui suggère qu’un trait évolutif majeur est apparu à ce moment précis. En étudiant les données génétiques, les chercheurs ont établi que les glandes venimeuses se sont développées à peu près à cette période.
« La diversification des espèces a augmenté après leur départ d’Amérique du Sud, en lien avec les événements géologiques du Cénozoïque et des innovations clés telles que les glandes parotoïdes toxiques, assurant une défense contre les prédateurs », écrivent les auteurs de l’étude. D’après eux, ce trait a très probablement contribué à leur succès mondial.
« Nos résultats soulignent la nécessité de prendre sérieusement en compte les corridors océaniques et antarctiques dans la reconstruction de la biogéographie des amphibiens et démontrent que, dans des conditions climatiques et géologiques favorables, même des groupes physiologiquement contraints comme les amphibiens peuvent surmonter de formidables barrières géographiques », concluent-ils.