L’usage de l’alcool est solidement ancré dans le paysage social de nombreux pays : près de 2,3 milliards de personnes consomment des boissons alcoolisées dans la plupart des régions du monde. L’ambivalence des messages sur ses effets néfastes ou bénéfiques est susceptible d’encourager la consommation d’alcool. Néanmoins, il est de notoriété publique que la consommation excessive d’alcool est un facteur étiologique dans plus de 200 maladies (cancer, maladies cardiovasculaires, etc.) et traumatismes (accidents). À tel point qu’elle est considérée comme un fléau de société. Pour tenter de mieux comprendre ses conséquences sur notre corps, et plus particulièrement sur notre cerveau, des chercheurs ont mené la plus grande étude à ce jour sur la consommation d’alcool. Ils en concluent notamment que même une consommation légère peut provoquer un déclin cognitif mesurable.
L’alcool est une substance psychoactive capable d’entraîner une intoxication (ivresse) et une dépendance. Cette dernière est le principal trouble lié à l’usage de l’alcool, se caractérisant notamment par une altération de la capacité à réguler sa consommation. La charge sociale et de santé publique globale imputable à la consommation d’alcool reste beaucoup trop élevée. L’usage nocif de l’alcool entraîne dans le monde 3,3 millions de décès chaque année, soit 5,9% des décès. Selon les dernières estimations mondiales de l’OMS, 283 millions de personnes âgées de 15 ans et plus — 237 millions d’hommes et 46 millions de femmes — souffrent de troubles liés à la consommation d’alcool, soit 5,1% de la population adulte mondiale.
Dernièrement, des relations de cause à effet ont été mises en évidence entre la consommation d’alcool et l’incidence de maladies infectieuses telles que la tuberculose, ainsi que dans l’évolution du VIH/Sida. De même, il a été démontré, récemment, que la consommation chronique d’alcool est associée à des changements dans la structure et la connectivité du cerveau, avec une diminution de la matière grise. Cependant, malgré une littérature abondante concernant les associations entre alcool et structure du cerveau chez les consommateurs atteints de troubles liés à l’alcool, il existe peu de recherches explorant ces associations chez des personnes non dépendantes à l’alcool. Certes, il y est fait mention dans certaines études, mais les différents résultats sont contradictoires et non représentatifs (trop limités en nombre). De plus, la plupart des études n’ont pas pris en compte les effets de nombreuses covariables pertinentes (IMC, sexe, âge, génétique) et, par conséquent, ont produit des résultats potentiellement biaisés.
Une méta-analyse inédite
Afin de combler ces lacunes, une équipe de recherche de l’Université de Pennsylvanie a analysé les IRM cérébrales de plus de 36 000 personnes. Gideon Nave, l’un des auteurs de l’étude, explique dans un communiqué : « Le fait que nous disposions d’un échantillon très important nous permet de trouver des différences subtiles, comme l’impact entre boire l’équivalent de 25 centilitres et 50 centilitres de bière par jour ».
Ces données sont issues de la UK Biobank (UKB). Il s’agit d’une étude de cohorte prospective représentative de la population du Royaume-Uni, âgée de 40 à 69 ans. C’est la plus grande collection disponible d’IRM cérébrales de haute qualité, de phénotypes comportementaux liés à l’alcool et de mesures de l’environnement socio-économique. Les données d’imagerie cérébrale de l’UKB comprennent trois modalités structurelles, l’IRMf au repos et basée sur les tâches, et l’imagerie de diffusion. Pour éviter de biaiser les résultats, l’équipe a contrôlé l’âge, la taille, la latéralité, le sexe, le statut tabagique, le statut socio-économique, l’ascendance génétique et le lieu de résidence.
En effet, plusieurs facteurs importants ont une incidence sur les niveaux et les modes de consommation d’alcool dans la population : par exemple, les tendances historiques, l’offre d’alcool, la culture, la situation économique, etc. Au niveau individuel, les modes et les niveaux de consommation d’alcool sont influencés par le sexe, l’âge et les facteurs de vulnérabilité biologiques et socioéconomiques ainsi que l’environnement politique et les normes sociales.
G. Nave déclare : « Avoir cet ensemble de données, c’est comme avoir un microscope ou un télescope avec un objectif plus puissant, vous obtenez une meilleure résolution et commencez à voir des modèles et des associations que vous ne pouviez pas voire auparavant ». L’étude a été publiée dans la revue Nature Communications.
Une réduction de la matière grise et blanche équivalente à un vieillissement de 10 ans
Avant tout, précisons la quantité considérée, par les auteurs, comme unité d’alcool. Cette dernière correspond à 10 millilitres ou 8 grammes d’alcool pur. Cela signifie qu’une canette de bière ou de cidre, ou encore un verre de vin standard, équivalent à deux unités.
Dans le détail, l’étude a révélé qu’une consommation d’alcool légère à modérée était associée à des réductions du volume cérébral global. Les chercheurs ont constaté que plus les personnes déclaraient boire, plus le lien avec la perte de matière cérébrale était fort. Chaque unité d’alcool, ajoutée à la moyenne quotidienne d’une personne, était liée à une plus grande perte de capacité cognitive. Les auteurs expliquent : « Ce n’est pas linéaire, cela empire plus vous buvez ». En effet, passer de zéro à une unité d’alcool ne faisait pas beaucoup de différence dans le volume cérébral, mais passer d’une à deux ou deux à trois unités par jour était associé à des réductions de matière grise et blanche conséquentes.
Pour replacer cette perte dans son contexte, les chercheurs l’ont comparée aux changements qui se produisent généralement avec le vieillissement. Certes, il est normal de perdre un peu de sa rapidité de réflexion en vieillissant, et cela se reflète dans la physiologie du cerveau. Des études ont montré que le déclin cognitif normal s’accompagne d’une perte de matière grise, c’est-à-dire des parties du cerveau qui effectuent l’essentiel du traitement de l’information. Le reste du cerveau, appelé matière blanche, s’occupe de la diffusion des informations dans le système nerveux.
C’est ainsi que l’équipe a observé, en moyenne, pour un adulte de 50 ans, qu’une consommation de deux unités d’alcool par jour, sur une longue période, a pour effet de faire vieillir le cerveau de deux ans de plus par rapport à un individu se limitant à une unité d’alcool par jour. À trois verres, le vieillissement supplémentaire était de trois ans et demi. Enfin, la différence entre zéro et quatre verres d’alcool par jour était, quant à elle, de plus de dix ans de vieillissement.
Des résultats en contradiction avec les recommandations officielles ?
Henry Kranzler, co-auteur et directeur du centre d’études des dépendances de l’école de médecine de Penn’s Perelman, souligne que « ces résultats contrastent avec les directives scientifiques et gouvernementales sur les limites de consommation d’alcool ». Il précise : « Par exemple, bien que le National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism [organisme qui sensibilise la population américaine aux dangers de l’alcool] recommande aux femmes de ne pas consommer en moyenne plus d’un verre par jour, pour les hommes les limites sont fixées au double, une quantité qui dépasse donc le niveau de consommation que, dans notre étude, nous avons trouvé associé à une diminution du volume du cerveau ».
Néanmoins, ces observations sont fortement nuancées par des chercheurs indépendants de l’étude, comme Emmanuela Gakidou, chercheuse en alcool et professeure de sciences de la santé à l’Université de Washington. Effectivement, de nombreuses recherches ont examiné le lien entre la consommation d’alcool et la santé du cerveau, avec des résultats ambigus. Bien qu’il existe des preuves solides que la consommation excessive d’alcool provoque des changements dans la structure du cerveau, y compris de fortes réductions de la matière grise et blanche dans le cerveau, d’autres études ont suggéré que des niveaux modérés de consommation d’alcool pourraient ne pas avoir d’impact. Une consommation légère pourrait même être bénéfique pour le cerveau des personnes âgées.
De plus, les données sur les habitudes de consommation ne remontent qu’à l’année précédant les IRM. Des études ont d’ailleurs mis en évidence que le cerveau montre une certaine récupération avec l’arrêt de la consommation d’alcool. De surcroît, l’étude n’explicite pas l’engagement cognitif des personnes, c’est-à-dire le fait d’être engagé dans des activités intellectuelles stimulantes pour le travail ou les loisirs. En effet, pour ceux qui ne sont pas engagés dans de telles activités, il y a une détérioration cérébrale, en dehors de tout autre facteur.
C’est pourquoi les auteurs concluent qu’il existe bien une corrélation entre alcool et structure du cerveau, mais précisent qu’ils n’ont pu démontrer de lien de cause à effet. Les futures études devront éclaircir ce point, ce qui peut être possible avec de nouveaux ensembles de données biomédicales, suivant les jeunes à mesure qu’ils vieillissent. L’exploitation de l’UK Biobank pourra également apporter des précisions concernant d’autres profils de consommateurs. « Nous sommes curieux de savoir si boire une bière par jour vaut mieux que de ne pas en boire pendant la semaine, puis sept le week-end », conclut G. Nave.