Une équipe de chimistes américains a démontré qu’un certain composé, le diamidophosphate — probablement présent sur Terre avant l’apparition de la vie — pourrait être à l’origine de la formation des premiers brins d’ADN. Cette découverte vient clore plusieurs années de recherches, suggérant que l’ADN et l’ARN, qui constituent la base de tous les êtres vivants, soient apparus au même moment. Les toutes premières formes de vie auraient ainsi été un mélange de ces deux molécules.
L’ADN et l’ARN sont tous deux des acides nucléiques et sont essentiels à toute forme de vie. L’ADN est une molécule à double brin contenant l’information génétique (le génome) d’un être vivant, qui permet son développement, son fonctionnement et sa reproduction. L’ARN, à simple brin, transporte lui aussi du matériel génétique ; il est chargé du codage, du décodage et de la régulation de l’expression des gènes.
Selon les chimistes de l’institut Scripps Research, ces deux macromolécules pourraient être apparues au même moment, en tant que produits de réactions chimiques similaires. Les premières molécules auto-réplicantes auraient ainsi été constituées d’un mélange de ces deux composés. Cette découverte ouvre la voie à des études plus approfondies sur la façon dont ces mélanges ADN-ARN autoréplicatifs auraient pu évoluer, puis se propager sur notre planète, afin d’y semer la biologie plus complexe caractéristique des organismes vivants d’aujourd’hui.
Une théorie de longue date remise en cause
Jusqu’à présent, l’hypothèse dominante concernant l’origine de la vie sur Terre, appelée « hypothèse du monde à ARN » (ou RNA World en anglais), suggère que l’acide ribonucléique (ARN) est le précurseur de toutes les macromolécules biologiques, y compris de l’ADN et des protéines. L’ARN aurait ainsi été la seule et unique forme de vie, la seule molécule auto-réplicante sur la Terre primitive ; l’ADN ne serait apparu que bien plus tard, comme produit d’autres formes de vie à ARN.
Mais les découvertes de cette équipe de Scripps Research viennent aujourd’hui remettre en question cette hypothèse, qui a pourtant la faveur des scientifiques depuis des décennies. « Cette découverte est une étape importante vers le développement d’un modèle chimique détaillé de l’origine des premières formes de vie sur Terre », a déclaré l’auteur principal de l’étude, Ramanarayanan Krishnamurthy, professeur agrégé de chimie à Scripps Research. Selon ce spécialiste, l’hypothèse du monde à ARN est peu plausible du fait que les molécules d’ARN sont trop « collantes » pour avoir pu jouer le rôle de premières molécules auto-réplicantes.
En effet, un brin d’ARN peut attirer d’autres « briques » d’ARN individuelles, qui viennent s’y coller afin de former une sorte de brin miroir : chaque brique de construction se lie à la brique complémentaire se trouvant sur le brin d’ARN modèle. Il suffit alors que le nouveau brin créé se détache du modèle, puis crée à son tour de nouveaux brins par le même processus. Mais Krishnamurthy explique que la séparation entre le brin modèle et le brin nouvellement créé n’est en réalité pas si évidente.
Aujourd’hui, les organismes fabriquent des enzymes capables de forcer les brins jumelés d’ARN ou d’ADN à se séparer l’un de l’autre, facilitant ainsi la réplication. À une époque où ces enzymes n’existaient pas encore, cela paraît beaucoup moins évident et les scientifiques ne savent pas exactement comment cela a pu se produire. Les recherches de Krishnamurthy et son équipe montrent que cette difficulté a probablement été contournée par des brins « chimériques » composés d’ADN et d’ARN. Ces brins auraient pu permettre de modeler des brins complémentaires pouvant se séparer plus facilement.
Vers une nouvelle méthode de synthèse d’ADN et d’ARN
Leur hypothèse est corroborée par plusieurs autres études menées ces dernières années, suggérant que les briques de construction d’ARN et d’ADN — respectivement les ribonucléosides et les désoxyribonucléosides — auraient pu apparaître dans des conditions chimiques très similaires sur la Terre primitive, il y a environ quatre milliards d’années. Krishnamurthy et ses collègues ont d’ailleurs publié un article à ce sujet l’année dernière, dans la revue Nature Chemistry.
Il y a trois ans, les chercheurs avaient également avancé le fait que le diamidophosphate (DAP), un agent prébiotique plausible produit à partir du trimétaphosphate, était capable de phosphoryler efficacement une grande variété de blocs de construction prébiologiques (nucléosides, acides aminés, précurseurs lipidiques…) en présence d’eau. Ainsi, le DAP aurait pu être capable de modifier les ribonucléosides de manière à former les tout premiers brins d’ARN. Leur nouvelle étude montre que dans des conditions similaires, le DAP aurait tout à fait pu faire de même pour l’ADN, autrement dit tisser les brins d’ADN primordial à partir de désoxyribonucléosides.
Les chercheurs ont notamment constaté, à leur grand étonnement, que le DAP réagissait bien mieux avec les désoxyribonucléosides lorsque ceux-ci sont constitués d’un mélange de diverses bases nucléiques (telles que l’adénine (A), cytosine (C), guanine (G) ou thymine (T), comme le véritable ADN). « Maintenant que nous comprenons mieux comment une chimie primordiale aurait pu produire les premiers ARN et ADN, nous pouvons commencer à l’utiliser sur des mélanges de ribonucléosides et de désoxyribonucléosides », explique Krishnamurthy. L’objectif étant d’observer quels types de molécules chimériques se forment et si ces molécules sont capables de s’autorépliquer et d’évoluer.
Les chercheurs soulignent que leurs découvertes sont importantes pour expliquer l’origine de la vie sur Terre, mais peuvent également avoir de larges applications pratiques. Par exemple, à l’heure actuelle, les tests PCR permettant de dépister la COVID-19 reposent sur la synthèse artificielle d’ADN et d’ARN, qui dépend d’enzymes relativement fragiles. Par conséquent, des méthodes chimiques alternatives pour fabriquer de l’ADN ou de l’ARN, fiables et ne nécessitant aucune enzyme, pourraient s’avérer particulièrement intéressantes.