Définir une espèce peut être une tâche assez complexe pour les biologistes, et sujette à erreurs. L’espèce est définie comme l’élément de base de la classification taxonomique, qui voit s’emboiter les espèces au sein des genres, les genres au sein des familles, etc. Les individus sont regroupés selon des attributs communs. Récemment, des chercheurs du jardin botanique Royal Botanic Gardens, à Londres, ont réévalué la classification des nénuphars après la découverte d’une nouvelle espèce cachée dans leurs jardins depuis 177 ans. Il s’agit du plus grand nénuphar au monde, originaire de Bolivie, dont les feuilles atteignent 3 mètres de large à l’état sauvage. Cette espèce est nommée Victoria boliviana. Elle met en avant l’intérêt fondamental de recourir à plusieurs types d’approches pour identifier de manière fiable les espèces.
Une documentation fiable de la diversité végétale est nécessaire pour la protéger. Au cœur de cela se trouvent les concepts d’espèces et les méthodes pratiques utilisées pour délimiter les taxons. Depuis Darwin et sa théorie de l’évolution des espèces, les biologistes les ont largement décrites de manière mécaniste, les assimilant à des lignées phylogénétiques qui évoluent de manière séparée et représentant les branches de « l’Arbre du vivant ». Ils se basent notamment sur des caractères morphoanatomiques, et maintenant génétiques.
L’application de différents types de données fait que la délimitation des espèces reflète au mieux la réalité. C’est ce que l’on nomme l’approche heuristique, reliant la théorie et la pratique de la définition des espèces. Théoriquement, les espèces sont heuristiques puisqu’elles comprennent des groupes d’individus étroitement liés répondant de manière similaire aux pressions environnementales et forces évolutives. Da manière pratique, elles sont également heuristiques, car identifiables selon un ensemble de caractéristiques intrinsèques communes (morphologie, anatomie, écologie).
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Récemment, s’appuyant sur cette approche, une équipe pluridisciplinaire d’experts mondiaux a démontré, de manière infaillible, que Victoria boliviana est une nouvelle espèce. Après avoir soupçonné pendant des années qu’il y avait une troisième espèce dans le genre Victoria (aux côtés de V. amazonica, V. cruziana), Carlos Magdalena, un expert mondial des nénuphars et l’un des principaux horticulteurs botaniques de Kew, a commencé à enquêter sur les jardins de Bolivie. Leur découverte est publiée dans la revue Frontiers in Plant Science.
La découverte d’une espèce cryptique, après 177 ans
En 2016, les institutions boliviennes Santa Cruz de La Sierra Botanic Garden et La Rinconada Gardens ont fait don d’une collection de graines de nénuphars géants de la troisième espèce présumée. Lorsque Carlos Magdalena a fait pousser les graines à Kew, en observant le nénuphar pousser côte à côte avec les deux autres espèces de Victoria, il a constaté quelques différences. En effet, Victoria boliviana a une distribution différente des piquants et de la forme des graines par rapport aux autres membres du genre Victoria.
Cette confusion entre les espèces provient de plusieurs facteurs. Le plus important est que les collections types des deux espèces actuellement reconnues (World Checklist of Vascular Plants, 2022) ont été perdues ou détruites, ce qui rend difficile de nommer sans ambiguïté la plante et donc de délimiter les espèces. Les collections du Naturhistorisches Museum Wien et à l’Université de Leipzig ont probablement été détruites pendant la Seconde Guerre mondiale. De plus, la collection de d’Orbigny — il a découvert la deuxième espèce de nénuphar géant en 1840 — a disparu du musée de Paris pour des raisons inconnues.
Ainsi, dans le but d’améliorer les connaissances sur Victoria, les auteurs de l’article ont compilé toutes les informations existantes à l’aide de documents historiques, de la science citoyenne (y compris les publications sur les réseaux sociaux, dont Instagram) et de spécimens d’herbiers et de collections vivantes du monde entier. Ils ont également analysé l’ADN pour montrer que V. boliviana était génétiquement très différente des deux autres espèces.
Ensemble, les données recueillies ont confirmé ce que les auteurs soupçonnaient : il existe une autre espèce dans le genre Victoria, rejoignant V. amazonica et V. cruziana. C’est un cas typique de biodiversité cryptique, c’est-à-dire d’une espèce classée et regroupée, par erreur, avec une espèce d’apparence similaire.
Une analyse génétique plus poussée a révélé que l’ancêtre commun de V. cruziana et V. boliviana s’est séparé de V. amazonica il y a environ 5 millions d’années, tandis que l’ancêtre commun de V. cruziana et V. boliviana existait il y a environ 1 million d’années.
Victoria boliviana est originaire de Bolivie, où elle pousse dans l’une des plus grandes zones humides du monde, les Llanos de Moxos dans la province de Beni, qui abrite également le dauphin de rivière bolivien et la gorge bleue, en danger critique d’extinction.
Cette plante aquatique, aux feuilles larges de 3 mètres couvertes d’épines acérées, produit de nombreuses fleurs par an, mais elles s’ouvrent chacune à leur tour, pendant seulement deux nuits, passant du blanc au rose. Les auteurs soulignent dans un communiqué : « Le dessous de leurs feuilles est également un spectacle à voir, ressemblant à une croix entre un pont suspendu et le toit d’une ancienne cathédrale ».
L’équipe a également constaté que V. boliviana est la plus vulnérable à l’extinction, ayant la plus petite aire de répartition et occupant une région qui a été touchée par une sécheresse extrême au cours de la dernière décennie. Sans compter que les trois espèces sont de plus en plus menacées par la poursuite de la déforestation en Amazonie.
Une fleur royale, et des propriétés insoupçonnées
La première espèce de nénuphar géant a été découverte en 1832 par l’explorateur et naturaliste allemand Eduard Friedrich Poeppig. Elle fut à nouveau décrite, simultanément, par le botaniste allemand Robert Schomburgk et le botaniste britannique John Lindley, en 1837, date à laquelle son nom officiel devient Victoria.
La dénomination de l’espèce était d’une grande importance pour l’establishment scientifique britannique, car elle arrivait à un moment stratégiquement important, dans les premiers mois du règne de la reine Victoria et à une époque où plusieurs institutions faisaient pression pour obtenir le patronage royal. La description opportuniste de Lindley a non seulement aidé la Royal Geographical Society et la Horticultural Society de Londres (aujourd’hui Royal Horticultural Society) à obtenir le patronage de la reine Victoria, mais a également contribué à la décision de ne pas fermer les jardins botaniques royaux de Kew. Ces derniers sont maintenant classés au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Outre ces caractéristiques botaniques extraordinaires, les espèces du genre Victoria ont des propriétés médicinales, mais aussi nutritives. En effet, les graines de Victoria cruziana, l’une des trois espèces de nénuphars géants, sont consommées comme substitut du maïs et les rhizomes sont également utilisés comme aliments. De surcroit, le jus obtenu à partir des racines de Victoria amazonica est une source de colorant noir naturel, utilisé localement pour colorer les cheveux. Cette espèce entre également dans le traitement des plaies, tandis que V. cruziana a des vertus anti-inflammatoires et permet de lutter contre les maladies respiratoires. La totalité des connaissances culturelles, spirituelles et ethnobotaniques de Victoria découvertes par les peuples autochtones est certainement plus étendue, mais malheureusement mal documentée dans la littérature.
Des dessins actualisés
L’un des auteurs de l’article, Lucy Smith, artiste botanique indépendante à Kew, a créé des illustrations scientifiques contemporaines de Victoria.
Comme les fleurs de nénuphars géants ne s’ouvrent que la nuit, elle a dû effectuer de nombreuses veillées nocturnes dans les serres de Kew pour visualiser les fleurs. L’équipe de chercheurs a remarqué une grande similitude entre la nouvelle plante et celle que l’artiste Walter Hood Fitch a dessinée à partir d’un spécimen collecté en Bolivie en 1845. Après analyse, il s’est avéré qu’il s’agissait de la même plante, inconnue en tant que nouvelle espèce pour Fitch à l’époque.
Décrire de nouvelles espèces, mais aussi confirmer et prouver de manière infaillible la délimitation des espèces, est crucial pour les efforts de conservation face à la perte de biodiversité et au changement climatique.